On sait que Verdi avait décidé d’adapter le livret écrit par le français Scribe pour l’opéra d’Auber, « Gustave III ou Le Bal masqué » (donné en 1833), pour composer son propre opéra « Gustavo », lui aussi inspiré de l’assassinat du souverain libéral de Suède Gustave III tué d’une balle dans le dos lors d’un bal masqué à Stockholm en 1792, un fait historique. On sait aussi que les autorités napolitaines s’opposèrent en 1858 à ce que l’assassinat d’un roi fut représenté sur la scène du San Carlo. Il est vrai que Napoléon III venait d’être la cible du révolutionnaire italien Felice Orsini. La censure romaine finit par accepter l’idée que l’action se déroule dans la lointaine Amérique à Boston (dont on ne savait rien), le héros étant un imaginaire gouverneur britannique, Riccardo, comte de Warwick. De nos jours, on s’en tient au comte Riccardo, très inspiré de Gustavo III, roi de Suède.
L’œuvre n’est pas souvent programmée, non seulement parce qu’on donne toujours les mêmes opéras sous le prétexte que c’est ce que veut le public, mais aussi parce qu’il faut trois grandes voix : un ténor auquel Verdi a réservé une partition étonnamment longue, une soprano dramatique, Amelia, capable d’interpréter quelques uns des plus beaux airs lyriques verdiens, et le baryton Renato, meilleur ami et bras droit de Riccardo, qui se trouve être aussi le mari d’Amelia. Ce fut donc une surprise et un bonheur de voir la production des Chorégies d’Orange en 2013, pour le bicentenaire de la naissance de Verdi, les organisateurs comptant notamment sur les fastes visuels du bal masqué final pour tenter les spectateurs.
Le ténor mexicain Ramon Vargas en Riccardo et l’Américaine Kristin Lewis en Amelia surent tenir leur rang (sans oublier la merveilleuse mezzo française Sylvie Brunet-Grupposo dans le rôle de la sorcière Ulrica), mais je me suis longtemps demandée quelle était la signification de la première scène : tandis que retentissaient les premiers accords où l’on reconnait les thèmes musicaux à venir, le petit Ramon Vargas, couché par terre, faisait le tour d’une sorte de cage d’oiseau. Plus tard, bien plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait en fait d’une maquette d’opéra que le roi Gustavo III, protecteur des arts, projetait de construire.
Je me demande toujours combien des huit-mille cinq cent spectateurs du théâtre antique d’Orange ont saisi cette idée si pointue du metteur en scène Jean-Claude Auvray, pourtant habitué des Chorégies, donc sachant « occuper l’espace », puisque c’est de cela qu’il s’agit. L’opéra est sous-titré « Mélodrame en trois actes », et ce sont bien les relations entre les trois personnages principaux qui ont intéressé Verdi comme les metteurs en scène d’aujourd’hui, beaucoup plus que le contexte historique ou politique. Il n’est pas certain non plus que ceux qui ne connaissaient pas l’œuvre, parmi les spectateurs d’Orange, aient saisi la complexité des liens et les retournements de situation entre Riccardo, Amelia et Renato, car Verdi les a tissés de mystère.
Nous venons d’en avoir un nouvel exemple avec la sortie du DVD de la production donnée en mars 2016 à l’Opéra d’État de Bavière de Munich, sous la direction du vétéran vénéré Zubin Mehta, avec une distribution magnifique pour les deux héros. En fait, je l’ai vue sur grand écran récemment dans le cadre de la série « Viva l’Opéra », programmée chaque année par les cinémas UGC dans la foulée du succès planétaire de la série « Live from the Met » dans le circuit Pathé (dix ans d’opéras retransmis en direct du Met au cinéma). Tout d’abord, deux atouts indispensables, le ténor polonais bien connu Piotr Beczala dans le rôle de Riccardo, et la soprano allemande Anja Harteros dans le rôle d’Amelia. Le baryton interprétant Renato ne vaut pas d’être cité.
Par contre Beczala, 52 ans, a beaucoup chanté avec Anna Netrebko, une référence, tandis que Harteros, 44 ans, est la partenaire favorite de Jonas Kaufmann, c’est tout dire. Lors d’une interview récente sur le site français de « Forum Opéra », le fabuleux Jonas a rendu hommage en ces termes à sa « complice de scène » : « Quand vous montez sur scène aux côtés d’une chanteuse telle qu’Anja, vous avez la certitude qu’il n’y a rien techniquement qu’elle ne maîtrise pas à la perfection et qu’elle ne puisse pas atteindre. Et à ce moment-là, vous pouvez vous-même commencer à prendre des risques et aborder les merveilleuses phrases piano de la partition avec toute la douceur et l’intériorité requises. » Ah les pianissimis de Jonas…
Effectivement, Anja Harteros est à mon avis la plus grande soprano verdienne de notre époque (plus qu’Anna Netrebko), celle qui est incontestablement l’héritière de Maria Callas (s’il faut en chercher une …), avec laquelle elle partage des origines grecques (par son père), ainsi que la beauté physique et la noblesse absolue du chant. Dans cette production, avec ses longs cheveux, sa ressemblance avec la Callas est par moments extraordinaire. Son Riccardo étant lui-même plutôt beau garçon, le couple est plus que crédible en gros plans, ces gros plans qui sont l’essence même de l’opéra filmé, ces gros plans qui ont fini par déformer notre approche de spectateur, car lorsque je suis dans une salle, je me surprends désormais à trouver les chanteurs beaucoup trop éloignés, et passe mon temps à saisir mes jumelles…
Quant aux intentions du metteur allemand Johannes Erath, très actif dans son pays, j’en suis encore à m’interroger à leur sujet. Il a voulu un décor unique, soit, pourquoi pas, le dépouillement ne me gêne pas, même si un grand lit au centre de la scène, avec un escalier montant jusqu’au plafond en arrière plan, figure successivement la salle de réception du palais du roi, l’antre de la sorcière Ulrica, les terres désolées entourant un gibet, une chambre des appartements de Renato, et enfin la salle de bal.
Mais pourquoi ce lit, et pourquoi Riccardo et Renato sont-ils vêtus, tout du long, d’un pyjama et d’une robe de chambre, le pyjama étant remplacé par une chemise de soie blanche pour Amelia ? Est-ce pour nous dire que tout se joue autour d’un drame intime à trois ? Mais Amelia et Riccardo sont restés des amants chastes… Est-ce pour nous dire que tout ceci n’est qu’un cauchemar sorti du cerveau de Riccardo ? Mais il meurt bien à la fin, tué d’une balle dans le dos de la main de son meilleur ami Renato… En tout cas le décor néo Art déco noir et blanc et l’atmosphère de pénombre contribuent à accréditer l’idée que sous une apparente désinvolture, consciemment ou inconsciemment, Riccardo met en scène de bout en bout son suicide programmé, avec la complicité de Verdi.
Lise Bloch-Morhange
« Un bal masqué », production de Munich 2016, programmée dans le circuit UGC les 5 et 12 octobre prochains, dans le cadre de la série « Viva l’Opéra ».
Parmi les enregistrements de référence, celui enregistré dans les studios RCA de Rome en 1966 avec quatre stars, Leontyne Price et Shirley Verrett, Carlo Bergonzi et Robert Merril.