Lorsque l’on évoque la ville de Prague, surgissent aussitôt dans les esprits des images liées à l’Art Nouveau, à Franz Kafka ou encore à l’histoire récente de ce pays marqué par quarante années de totalitarisme. Le Printemps de Prague et la Révolution de velours sont encore bien présents dans les mémoires et lorsque l’on franchit le seuil de la charmante librairie Shakespeare – calquée sur la célèbre libraire parisienne Shakespeare and Company – le premier livre qui attire le regard, de par son emplacement de choix, est une imposante biographie consacrée à Vaclav Havel (1936-2011), le “président-philosophe” bien-aimé. Si l’on dispose d’un tant soit peu de temps, les visites des musées Mucha, Kafka et celui du communisme s’imposent alors d’elles-mêmes.
Ces trois musées, à taille humaine, sont extrêmement bien pensés et richement documentés. Le visiteur a le sentiment d’en ressortir plus intelligent – ce qui devrait être systématiquement le cas, nous rétorquerez-vous –. De plus, dans une ville extrêmement touristique comme Prague, ces lieux sont peu fréquentés, ce qui rend la visite d’autant plus agréable, les touristes leur préférant très certainement le Pont Charles, la Place de la Vieille Ville ou encore la rue Nerudova menant au château –lieux, par ailleurs, très appréciables et d’une grande beauté si le regard reste fixé à 2,5m du sol au-dessus des têtes– .
Art Nouveau
Le Musée Mucha – prononcer “Muka” en tchèque – est situé dans le palais Kaunicky, un palais baroque on ne peut plus plaisant de la Nouvelle Ville, dans le centre historique de Prague. Premier musée au monde consacré à Alfons Mucha (1860-1939), grand maître tchèque de l’Art Nouveau, il présente un bel aperçu de l’œuvre de celui qui fut bien plus qu’un affichiste, de ses débuts jusqu’à sa mort, tout en mettant l’accent sur la période parisienne (1887-1904). Y sont ainsi présentées des œuvres familières ayant fait la renommée de l’artiste, comme d’autres nettement moins connues, offrant ainsi une vision globale d’une carrière foisonnante. Parmi les premières productions, nous retrouvons ainsi avec plaisir les séries « Les Arts » (1898) et « Les Heures du Jour » (1899), très emblématiques de ce qui deviendra par la suite le “style” Mucha : des panneaux figuratifs ornementés d’éléments botaniques représentant des jeunes femmes au teint diaphane et à la longue chevelure enchevêtrée, plus sublimes les unes que les autres. L’exposition présente aussi plusieurs impressions de l’affiche « Gismonda » (1894), soulignant ainsi son esprit novateur et le rôle déterminant qu’elle joua dans la carrière de Mucha. Ce fut elle, en effet, qui fit sa renommée et l’histoire de sa création est entrée dans la légende – à quelques variantes près, il est vrai – : le 24 décembre 1894, Mucha est seul à travailler dans l’atelier de l’imprimeur Lemercier lorsque surgit le directeur du théâtre parisien La Renaissance où triomphait à l’époque Sarah Bernhardt. L’actrice souhaite de toute urgence une affiche publicitaire pour son prochain spectacle, « Gismonda ». Tous les artistes ayant pris leurs congés, Mucha relève le défi et créée une affiche qui allait révolutionner le genre : ornée de fleurs et de mosaïques, elle représente l’actrice dans une attitude hiératique drapée d’une longue robe sous une auréole portant son nom. Le tout dans des tons délicats de pastels. La silhouette grandeur nature de la comédienne impose un format allongé alors inhabituel. La “divine Sarah”, charmée, en commande aussitôt quatre mille exemplaires. Le 1er janvier 1895, les colonnes Morris se couvrent de grandes affiches qui remportent immédiatement un vif succès. Les collectionneurs vont jusqu’à soudoyer les colleurs d’affiches pour se la procurer ou la découpent au rasoir pendant la nuit. Devant un tel phénomène, Sarah Bernhardt propose alors à l’artiste un contrat de six ans. La fortune de Mucha était faite.
S’ensuivirent donc notamment et toujours sur le principe d’une image étroite et allongée, les affiches de « Lorenzaccio » (1896), « La Samaritaine » (1897), « Médée » (1898) ou encore Hamlet (1899).
Le musée présente également des œuvres publicitaires telles que celles pour le papier à cigarettes Job ou le champagne Moët & Chandon, quelques-unes des soixante-douze planches des ‘Documents décoratifs’ dessinées d’un trait minutieux au crayon rehaussé de pigments blancs aux sujets divers et variés : motifs floraux, créations pour la bijouterie, l’ameublement, la vaisselle et autres objets de la vie quotidienne…, des affiches patriotiques représentant les idéaux du peuple tchèque et, pour finir, des tableaux de « L’Épopée slave », ce cycle de vingt peintures allégoriques à l’huile et de grand format retraçant l’histoire du peuple slave, telles que « Une nuit d’hiver » (1923) où une paysanne russe, le visage tourné vers le ciel, s’en remet à la fatalité de son destin.
La vie personnelle de l’artiste et son antre de création sont, par ailleurs, évoqués à travers toute une série de photographies prises dans ses ateliers parisiens, soit avec des amis – amusant instantané de Gauguin jouant de l’harmonium pieds nus et sans pantalon dans l’atelier rue de la Grande Chaumière qu’il partagea un temps avec Mucha ! –, soit des clichés de modèles posant dans l’atelier de la rue du Val-de-Grâce. Sa famille – sa femme Maruska et ses enfants Jaroslava et Jiri – sont éminemment représentés sur des photographies comme sur des toiles, tel ce très beau tableau de 1919 où figurent sa fille et son fils. Des médailles dessinées par l’artiste pour la loge maçonnique tchécoslovaque nous rappellent son engagement dans la franc-maçonnerie. Initié à la Grande Loge de Paris en 1898, il contribua à la création de la Loge Komensky, première loge de langue tchèque, avant de devenir grand maître de la Grande Loge de Tchécoslovaquie.
L’exposition se termine sur un film documentaire qui reprend de façon limpide et didactique toutes les étapes de la vie de Mucha évoquées dans les différentes salles et le visiteur ressort de ce lieu plein de charme avec le sentiment d’avoir (re)découvert un artiste qu’il n’avait sans doute pas estimé à sa juste valeur.
Métamorphose
Le Musée Kafka se trouve dans le charmant petit quartier de Malà Strana (Petit Côté), non loin, mais à l’abri du Pont Charles. Il s’agit d’un lieu tout à la fois intime et étonnant dans lequel le visiteur peut facilement passer deux heures de tranquillité et se plonger dans la vie et l’univers mental de Franz Kafka (1883-1924), écrivain pragois de langue allemande et de religion juive devenu une des figures majeures de la littérature du XXe siècle. L’exposition permanente “La ville de Franz Kafka et Prague” est articulée autour de deux thématiques plutôt originales et bien agencées : “L’Espace existentiel” et “Topographie imaginaire”. La première montre de quelle manière Prague a marqué la vie de l’auteur de “La Métamorphose”. Ainsi le court chemin – mais qui lui semblait durer une éternité – que faisait l’enfant terrorisé, accompagné de son horrible bonne, de la demeure familiale jusqu’à l’école, le marqua-t-il de façon indélébile.
La deuxième partie présente, dans une scénographie inventive – des rangées de tiroirs, par exemple, expriment la froideur bureaucratique de l’univers kafkaïen –, une ville pleine de mystères indissociable d’œuvres emblématiques telles que “Le Procès”, “Le Château” ou “L’Amérique”. Les femmes de sa vie sont tour à tour évoquées ainsi que les relations complexes qu’il entretint avec elle. Mais le plus émouvant sans aucun doute est cette lettre au père écrite en 1919, sorte de fil rouge de l’exposition, témoin d’une incompréhension d’un père autoritaire envers un fils ultrasensible et de toute la souffrance endurée par ce dernier, lettre qui ne fut jamais lue par son destinataire… A travers ce courrier, Kafka nous paraît plus proche, plus compréhensible et son œuvre est éventuellement à relire sous cet angle-là.
Un conseil d’amie : en quittant l’exposition, traversez la boutique les yeux fermés – passage obligatoire et malheureux vers la sortie – afin de ne pas être agressé par la vulgarité du merchandising développé à outrance (Tote bags, tee-shirts, mugs, magnets et autres horreurs commerciales à l’effigie de l’écrivain qui vont tout à fait à l’encontre de la personnalité de cet artiste discret et méconnu de son vivant). De toute façon, vous n’y trouverez aucun livre de Kafka en langue française. Autant passer votre chemin.
Communisme façon Ali Baba
De retour dans la Nouvelle Ville, le Musée du Communisme, plutôt difficile à trouver, se situe dans une arrière-cour, derrière un café et à côté… d’un casino ! Situation on ne peut plus paradoxale qui fait sourire aujourd’hui. Non loin également de la Maison municipale, lieu chargé d’histoire puisque le 28 octobre 1918, la République tchécoslovaque y fut proclamée du balcon de la Salle du maire. En novembre 1989, les artistes rejoignirent la grève des étudiants dans la Salle Smetana où se déroula par la suite la première rencontre entre Václav Havel et le Président du gouvernement de l’époque, Ladislav Adamec.
Mais revenons à notre Musée du Communisme. Lieu tout à la fois foutraque, genre caverne d’Ali Baba, avec objets entassés les uns à côté des autres, voire les uns sur les autres, et paradoxalement extrêmement didactique, celui-ci, à travers ses trois salles principales reliées chacune à une thématique – le rêve du communisme, la réalité et le cauchemar – retrace l’histoire et l’influence du communisme en Tchécoslovaquie à partir de 1921 et principalement à partir du Coup de Prague (1948) jusqu’à la chute du mur de Berlin (1989). Lorsque le Parti communiste, en février 1948, prend le contrôle de la Tchécoslovaquie, avec le soutien de l’Union Soviétique, la Troisième République est remplacée par un régime communiste des plus drastiques.
Le Musée raconte et dénonce ce régime communiste totalitaire non seulement à travers le récit des événements politiques, mais aussi à travers les différents aspects de la vie quotidienne des Tchèques: le travail, l’économie, l’éducation, les arts, la censure, le sport, l’armée, la propagande, la police, les interrogatoires… Les documents présentés sont autant de témoignages de ce régime arbitraire qui sévit en Tchécoslovaquie pendant près de quarante ans. Les statues de Marx, Lénine, Staline côtoient de bien belles affiches de propagande… Il y a là de quoi revoir son cours d’histoire dans les moindres détails. Il n’est donc pas étonnant – et c’est tant mieux – d’y croiser quelques groupes scolaires.
Si vos vacances passent par Prague cet été, n’hésitez pas à vous rendre dans ces trois musées. Vous ne serez pas déçus !
Isabelle Fauvel
Jusqu’à ce qu’une rénovation de la librairie du Musée d’Orsay à Paris la fasse disparaitre,
la « Frise décorant le pavillon de la Bosnie-Herzégovine » de l’Exposition universelle de 1900 était conservée dans la galerie de la boutique, donnant à Mucha la place qui lui revenait , et au visiteur, le plaisir de la découverte.