Le grand retour des 33 tours

Si vous fréquentez régulièrement les rayons musique de la Fnac (dans mon cas à la recherche du dernier CD du « tenorissimo » Jonas Kaufmann ou de quelque DVD d’une nouvelle « stupenda »), vous n’avez pas manqué de noter ce phénomène : au fur et à mesure où les rayons CD et DVD diminuaient, ceux des vinyles ne cessaient de s’étendre de tous côtés. Mais quelle surprise lorsqu’il y a quelques semaines, dans « ma » Fnac de Boulogne, je suis tombée nez à nez avec Jonas en personne : fine moustache et barbe bien taillés, cheveu bouclé, chemise blanche déboutonnée, veste noire, il me regardait droit dans les yeux, toujours aussi sûr de son talent et de son charme. Exactement tel qu’il figurait sur la pochette de son CD « The Puccini Album » sorti en 2016, mais magnifié en grand format 30 sur 30 centimètres, lui le plus grand et le plus beau ténor du monde, le regard plus hypnotiseur que jamais !
Je compris que le phénomène avait atteint cette fois une dimension nouvelle, et en effet, les Fnac organisaient un « Mois Vinyle » qui va durer en fait jusqu’au 15 juin, proposant une grande sélection à 10 euros, au lieu du prix habituel atteignant en général plus du double. Effectivement, alors que les CD ou DVD, toutes musiques confondues, sont méprisés depuis des années par les amateurs adeptes des sites comme Spotify ou Deezer (35 millions de titres en streaming !), le microsillon d’autrefois s’envole. En France, il a doublé ses ventes depuis 2012, soit 750 000 vinyles vendus l’an dernier. On célèbre désormais, chaque 22 avril, le « Disquaire Day » (sic !), septième du nom, puisque les vinyles représentent maintenant 75 % du chiffre d’affaires des 240 disquaires indépendants répartis dans 90 villes.

Comment expliquer cet étrange come back, et d’où-il vient ? Des États-Unis bien sûr, mais il demeure mystérieux. Il semblerait que « les jeunes » qui écoutent de la musique désincarnée « en streaming » aient soudain éprouvé le désir de la voir s’incarner dans un bel objet, dont la qualité d’écoute est bien supérieure. Qui en a eu l’idée ? Mystère, mais pour ceux de notre âge qui ont tant aimé, autrefois, les « galettes noires » et avons persisté à en acquérir jusque dans les années 80, le phénomène tient tout simplement de l’hallucination : c’est notre passé qui ressuscite.

Photo: LBM

Nous voilà donc en pleine recherche du temps perdu dans les Fnac, cernés de visages, de noms, de titres si évocateurs, jazz, variétés, blues, rock, une hallucination vous dis-je. De Jacques Dutronc à Françoise Hardy, de Serge Gainsbourg à Johnny Halliday, de Sheila à Madonna, de Billie Holiday à John Coltrane, ils sont tous là, tels des revenants, réveillant nos souvenirs, jouant de notre nostalgie. Très peu de « classiques », bien sûr, quelques uns à peine (en dehors de Jonas, j’ai repéré un Harnoncourt et un Alfred Brendel…) mais peu importe, nous remontons le temps…
Ah ce concerto de Mozart pour piano et orchestre sous les doigts de Clara Haskil, ou cette « Symphonie inachevée » de Schubert, qui tournaient sur l’électrophone du salon, et que nous écoutions le soir, à la campagne, dehors, les soirs d’été… Tous ces microsillons de Caruso, de la Callas, de Victoria de Los Angeles ou de Placido Domingo et tant d’autres divas et divos, tant de fois écoutés et réécoutés, jusqu’à l’obsession, faisant naître mon indestructible passion pour « la voix » et les fureurs de l’opéra…
Lorsqu’est venu le CD vers le milieu des années 80, il est possible que certains l’aient préféré aux 33 tours, ayant lui-même succédé aux antiques 78 tours. On l’a vendu prioritairement aux mélomanes comme étant un net progrès en matière d’enregistrement. Mais bizarrement, je n’ai jamais été convaincue par ces petits disques ronds de 14 sur 12,5 centimètres (Compact Disc), ils m’ont toujours semblé plus secs, plus froids, trop nets. Je n’y retrouvais pas le timbre de la Callas ou de la Caballé, ou les sonorités fascinantes naissant sous la battue de Furtwängler ou de Georges Prêtre. On ne m’enlèvera pas de la tête –et de l’oreille- que plus on miniaturise le son, plus il perd en qualité. Alors via l’ordinateur ou le mobile, quelle Bérézina…

J’ai gardé un certain nombre de mes préférés, essentiellement des albums d’opéra de référence, et de temps en temps, lorsque me prend l’envie de comparer le timbre d’une nouvelle étoile du chant à celui de ses ainés, ou lorsque je me rends à l’opéra pour un énième « Rigoletto » ou une énième « Traviata », je retrouve les gestes anciens : je saisis un album, je sors une galette de son fragile étui de papier blanc, je la pose sur la platine, j’avance l’aiguille, et j’écoute les voix et les sonorités du passé. Il y a bien ça et là des petits scratches, des petits bruits de fond, parfois ça accroche et ça patine, il faut soulever l’aiguille, la repositionner délicatement… Je passe rarement toutes les faces, je n’ai plus cette patience, quand le temps était plus lent et les CD dans les limbes.

Fidèles mélomanes qui comme moi avez gardé vos trésors, il est temps de les ressortir et de les regarder d’un œil neuf. Je viens de l’apprendre grâce à mon cousin germain Michel. A la mort de son père, mon oncle Gilbert, trente ans plus tôt, sa famille s’était trouvée face à son impressionnante collection de 33 tours, résultant notamment de son activité de critique musical. On fit appel à l’un des plus importants collectionneurs, et mon cousin s’intéressa au tri que l’expert opérait : un peu comme pour l’édition originale d’un livre, l’expert-collectionneur avait choisi les éditions les plus anciennes des plus grands artistes, considérant qu’au fur et à mesure des rééditions, le son perdait progressivement en qualité. Ainsi la stéréo analogique (apparue en 1958) était pour lui plus précieuse que la gravure universelle qui lui avait succédé.
Et puis mon cousin n’avait jamais pu oublier, parmi les 33 tours de son père, ceux d’un certain violoniste français nommé Christian Ferras. Cet extraordinaire artiste était peu connu du grand public, en particulier parce qu’il a disparu à l’aube de la cinquantaine. J’en ai moi-même fait l’expérience un jour, il y a quelques années, en regardant une émission d’archives musicales en noir et blanc (sur Arte ? sur Mezzo ?). Je ne sais plus ce qu’il jouait, mais je sais que j’ai été saisie, éblouie, comme cela arrive rarement.

Photo: Lise Bloch-Morhange

On peut donc comprendre qu’ayant conservé sa collection de 33 tours à laquelle manquait le prodigieux violoniste de son enfance, mon cousin se soit mis il y a un an à la recherche d’anciens microsillons de Ferras et autres, dans les lieux adéquats comme sur les sites internet (CDLP, EBay France et étranger, etc). Collectionneur modeste, il ne peut dépenser que 2 à 3 euros par trouvaille, sauf exception, ce qui l’a mené un jour à l’Emmaüs de Neuilly-Plaisance, où il a fait connaissance avec le bénévole chargé des collections des 33 tours, qui lui a ouvert tous les tiroirs, et possède lui-même une collection personnelle de quelques 6 000 titres. Ce sont de vraies rencontres comme en connaissent les passionnés. Ils ont discuté gravures, labels, et peu à peu mon cousin a fait son éducation : en France, pour la Voix de son Maître, les gravures les plus recherchées sont, en mono, SALP, et en stéréo ASDS. Pour Decca, LXT en mono, SXL en stéréo. De même pour Columbia, Erato, Philips. Chaque pays possédant son propre palmarès.

Naturellement j’ai noté ses indications, et me suis précipitée sur ma collection, juste pour savoir, et pour l’en aimer encore davantage. Au fait, mon cousin Michel a bien sûr trouvé depuis un an quelques Christian Ferras, ainsi qu’un autre grand violoniste très recherché des amateurs, Ruggiero Ricci, dont il m’a offert un de ses enregistrements des concertos de Paganini chez London Records, gravure LL1225.
J’écoute et réécoute, tout en me demandant combien de temps durera la « folie vinyle » des jeunes de cette génération…

Lise Bloch-Morhange

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Une réponse à Le grand retour des 33 tours

  1. Isabelle Fauvel dit :

    Et un gramophone posé au milieu de nulle part, en Afrique, égrenant, comme par magie, le Concerto pour clarinette de Mozart… Images inoubliables du film de Sydney Pollack « Out of Africa ».

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