C’est devenu un genre : la bande dessinée qui permet de s’attaquer à des mythes de la littérature, à la grande Histoire – comme en a témoigné récemment Isabelle Fauvel – , aux plus improbables découvertes scientifiques, à la philosophie… Certains auteurs de BD ont désormais choisi résolument l’aventure pédagogique. La BD rend ainsi l’inatteignable accessible, l’inatteignable demeurant une notion bien subjective.
Je reconnais sans trop de mauvaise conscience qu’Alexandra David-Néel faisait partie de ce panthéon plus ou moins avouable. Connaissance minimale : c’est une grande exploratrice, une pionnière qui a accédé au Tibet au début du 20ème siècle et une experte qui a apporté à l’Occident une somme incommensurable de savoirs sur le bouddhisme. Mais il y a tant de grands personnages auxquels s’intéresser… Alexandra David-Néel pouvait sans doute attendre encore un peu. Jusqu’à ce que la BD s’en empare, en 2 tomes, dont le second vient tout juste de paraître chez Grand Angle. En 2 fois 90 pages de dessins et de bulles, je saurai tout, à moindre effort, sur « le plus grand explorateur du XXème siècle (qui) est une femme ».
Raté. Ce n’est pas la BD qui est ratée, loin s’en faut. Elle renouvelle simplement le principe de la promesse qui n’engage que celui qui les écoute. En grands caractères sur la couverture « Alexandra David-Néel ». En plus petit, juste au-dessus « Une vie avec ». Tout est là.
2 fois 90 pages plus tard : la BD nous a – involontairement – piégés. La curiosité pour la grande Alexandra n’est en rien rassasiée, pire elle est plus aiguë ! J’avais voulu croire à une Alexandra-David-Néel-sa-vie-son-œuvre en version condensée et imagée, allant à l’essentiel, qui épargnerait provisoirement un approfondissement éventuel.
Les deux tomes d’ « une vie avec Alexandra David-Néel » sont tirées des souvenirs de Marie-Madeleine Peyronnet qui a, dix ans durant, dix ans endurant, partagé la vie d’Alexandra David-Néel, alors retirée dans sa maison-temple-foutoir de Digne. Elle était sa secrétaire particulière, sa bonne à tout faire, son souffre-douleur. Aujourd’hui, un psychologue du travail se réjouirait de ce duo sado-maso et un tribunal conclurait sans hésiter au harcèlement moral. A ceci près que ladite Marie-Madeleine a encaissé les colères, les caprices et les exigences sans broncher en vertu de la fascination attendrie qu’elle avait pour son irascible patronne. Après le décès d’Alexandra, l’ancienne secrétaire a fait œuvre d’exploratrice à son tour, fouillant malles et bibliothèques. Elle a écrit ses Mémoires, dont sont tirés les deux volumes de la BD. Elle a transformé la maison en musée.
Les deux auteurs, Fred Campoy (scénario et dessins) et Mathieu Blanchot (dessins) ont pris le parti d’un trait presque classique, sobre, parfois cinématographique. Ils ont inversé les repères et les codes : le passé d’Alexandra est en couleurs, le présent du duo formé par Alexandra et Marie-Madeleine est sépia et malgré tout débordant de vitalité. Ils n’ont jamais cherché à rendre Alexandra sympathique (ou alors c’est raté…) et le cœur du récit n’est jamais Alexandra. Encore moins ses exploits et ses travaux scientifiques. Ils figurent, certes, en bonne place, surtout pour témoigner des obstacles qu’un tempérament impétueux, intrépide et incroyablement volontaire parvient à abattre. Lequel tempérament, porté par une très vieille dame quasiment impotente, se transforme en instrument de torture. L’indulgence – dont Alexandra David-Néel n’avait probablement que faire – laisse à croire que, sans ce caractère farouche et obstiné, elle n’aurait vraisemblablement jamais accompli le quart de ses ambitieux exploits physiques et intellectuels. Il reste maintenant à se plonger dans son œuvre…
Marie J
« Une vie avec Alexandra David-Néel », tomes 1 (février 2016) et 2 (février 2017). Fred Campoy & Mathieu Blanchot. Editions Grand Angle. Et jusqu’au 22 mai au Musée Guimet.