« Prohibido cantar y bailar ». Durant les sombres années de la dictature, il n’était pas rare de voir cet écriteau à l’intérieur des bars ou des tavernes d’Espagne. Sans que cela soit explicitement mentionné, cette interdiction de chanter et de danser visait principalement tout ce qui se rapportait de près ou de loin au flamenco. L’art andalou portait avec lui une mala fama, une mauvaise réputation. Qui disait flamenco sous-entendait boisson, débauche, délinquance.
Aujourd’hui, toute l’Espagne a pour le Flamenco les yeux de Chimène. Ce qui n’était considéré que comme un folklore régional est aujourd’hui reconnu comme un art à part entière, avec ses codes, ses règles, et sa profondeur. Des centaines de festivals, concours, stages, congrès, se déroulent toute l’année non seulement en Andalousie, mais dans tout le pays, témoignant de la vitalité actuelle du flamenco, pratiqué au sein des peñas (clubs d’amateurs éclairés), ou dans les tablaos (salles de spectacle réservées au flamenco). Les aficionados ne sont plus seulement espagnols ; ils viennent du monde entier. Les Japonais en particulier nourrissent pour cet art une véritable passion au point que des compagnies entières sont constituées d’artistes nippons, chanteurs y compris. La ville de Tokyo compte plus d’écoles de danse que Séville.
Reconnaissance suprême : en 2010, le flamenco a été inscrit par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité au titre des biens culturels immatériels. C’est qu’après la renommée internationale acquise par des artistes comme Sabicas ou Paco de Lucia (guitaristes), Carmen Amaya ou Antonio Gadès (danseurs), Caracol, Mairena ou Camarón (chanteurs), on ne pouvait plus ignorer la profonde originalité et la puissance expressive de cet art unique, qui continue pourtant de charrier sa part de mystère. Car il n’y a pas plus hybride, plus impur que le flamenco, qui a agglutiné, en les transcendant, les influences les plus diverses des civilisations qui se sont succédé en Andalousie. Quant à la présence d’importantes communautés gitanes sédentarisées dans la basse Andalousie, elle a été déterminante.
Dernière manifestation en date montrant à quel point toute l’Espagne revendique cet art flamenco : à Madrid, la très officielle Biblioteca nacional de España, dont l’imposant bâtiment se trouve sur la même avenue que le musée du Prado, présente pour la première fois une exposition sur le patrimoine flamenco. Autant prévenir le touriste : cela s’adresse principalement à des aficionados avertis. Si le flamenco, art de tradition orale, a laissé peu de traces écrites, les témoignages d’écrivains, de courriéristes, de voyageurs sont ici de première importance, car c’est à partir de ces données qu’on peut reconstituer, tant bien que mal, une histoire. Un véritable travail d’archéologie a ainsi été mené par les commissaires de l’exposition qui présentent notamment un exemplaire du journal El Espectador du 6 juin 1847. Une date essentielle, puisque c’est la première fois que l’on trouve le mot “flamenco“, dans la presse. La même année, le chroniqueur Estébanez Calderón décrit une scène andalouse où apparaissent les premiers interprètes de « cante jondo » (chant profond) de l’histoire, El Planeta et El Fillo. Toujours en 1847, c’est dans une note de « Carmen » que Prosper Mérimée cite le mot, en indiquant qu’en Andalousie il est synonyme de gitan.
Depuis, l’histoire du flamenco a été marquée par plusieurs dates charnières. En 1922, le compositeur Manuel De Falla, assisté de quelques intellectuels et artistes, parmi lesquels Federico García Lorca (alors âgé de 24 ans), crée à Grenade le Concours de Cante Jondo, afin de retrouver la pureté du chant initial. Le gagnant est un vieux berger de 72 ans, “El Tenazas“, qui a fait cent kilomètres à pied depuis son village de Morón de la Frontera pour se présenter, et un gamin de 12 ans, le gitan Manolo Caracol, qui fera ensuite une fabuleuse carrière.
Autre date d’importance : 1954, année de la publication de la première anthologie discographique. Réunis autour du guitariste Perico el del Lunar, une dizaine de grands chanteurs font découvrir à toute l’Europe, et parfois aux Espagnols eux-mêmes, un répertoire oublié ou pratiqué seulement au sein des familles, comme les Alboreas, chants de noces chez les gitans. Bien que cela ne soit pas indiqué dans l’exposition, on peut souligner que cette anthologie est le fruit d’une initiative française, et que les trois disques microsillon 25 cm ont d’abord été publiés à Paris par la firme Ducretet-Thomson, avant d’être édités en Espagne l’année suivante par Hispavox. De même, c’est à Paris, en 1936, qu’ont été réalisés les tout premiers enregistrements de guitare flamenco en solo, avec le grand Ramon Montoya. Ce coffret mythique de six disques 78 tours, intitulé « Arte classico flamenco », avait été voulu, et sans doute financé, par l’artiste mexicain Marius de Zayas, qui résidait alors en France.
Ce nom de de Zayas ne devrait pas être inconnu des lecteurs des Soirées de Paris et des lecteurs d’Apollinaire. En effet, quatre de ses caricatures cubistes, dont une de Guillaume Apollinaire, avaient été publiées dans le dernier numéro des Soirées de Paris, en juillet 1914. Ami de Stieglitz et de Picabia, Marius de Zayas fut en son temps une sorte d‘agitateur culturel. Il publia la première interview de Picasso aux Etats-Unis et fut l’un des artisans de la revue d’avant-garde 291. Dans les années 1930, il se passionna pour le flamenco et devint un moment l’élève de Ramon Montoya, ce guitariste de génie qui a donné à l’instrument ses véritables lettres de noblesse.
Gérard Goutierre
Biblioteca nacional de España, Paseo de Recoletos, 20, Madrid.
Jusqu’au 2 mai 2017.
Sur Marius de Zayas, voir l’article de Philippe Bonnet du 28 février 2014.
Bien sûr, Ramon Montoya!!!!!!!!!
Martinete…Farruca…Buleria…Fandango del Huelva…Martinete… Seguyriya……
Ah le flamenco! Tout un univers!!!!!!!!!! Pour moi un amour de jeunesse….
« Empieça el llanto della guitarra
Es impossibile callar lo… » nous disait Federico Garcia Lorca.
J’en possède encore plusieurs 33 tours, et un CD de Nino de Almaden (collection Grands Cantaores du Flamenco).
Merci à Gérard de nous remettre dans l’ambiance.
Encore quelque chose que j’apprends, merci. S