… soit ce qui sort tout à la fois du nez et de la bouche de Gérard Depardieu à intervalles très fréquents. Ces sons certifiés ORL interviennent à presque toutes les pages de la volumineuse BD qui vient de sortir à son sujet. Le dessinateur Mathieu Sapin avoue qu’il n’est pas sorti indemne des « cinq années dans les pattes » de l’acteur. Partout où il va semble-t-il, Depardieu s’astreint à des séances photos. Les gens le suivent selon lui comme un « gros Boudha vivant« . Et nous avec, embarqués que nous sommes dans cette BD extra.
On se laisse vite attraper. Depuis le bouton de sonnette que Mathieu Sapin actionne pour la première fois devant la maison de l’acteur rue du Cherche-Midi jusqu’aux pièces d’un château portugais où il interprète Staline, les outrances du personnage réussissent à nous faire rire du début à la fin.
« Gérard » est un portrait-documentaire qui nous emmène partout, en voiture, en avion, dans les suites de palace, dans de multiples restaurants, à la piscine, sous la douche collective, au petit-déjeuner et jamais, jamais, on ne quitte le monde tout à fait hors normes d’un homme sorti définitivement de ses gonds, comme prisonnier de lui-même dans un espace où les limites s’effacent. Depardieu vit dans un monde à part d’où la routine est proscrite. Plusieurs pontages, trois accidents de moto ne sont pas venus à bout de sa carcasse de 140 kilos. Il boit trop, mange trop et fume pour « s’occuper les mains« . Il se sert d’un vieux téléphone portable dont il connaît tous les numéros pour parler à maintes célébrités, de Vladimir Poutine à Robert de Niro en passant par le standard de l’Elysée où il dit sans plus de façons, « passez-moi le taulier« . Entre chacun de ses quelque 250 films, il est comme l’otage pas forcément consentant d’un numéro dont il est le metteur en scène permanent. Le seul endroit qu’il aime c’est « ailleurs » dans une poursuite logiquement sans fin dans la mesure où dès qu’un but est atteint, il appelle le suivant.
L’auteur lui-même se met en scène de façon assez cocasse. Il se présente comme un petit malingre et on le voit par exemple avec Depardieu dans une douche collective après une séance de piscine. Il sont tous les deux nus et Mathieu Sapin ne peut s’empêcher de penser à cette scène très crue de « Tenue de Soirée » dans laquelle le personnage interprété par Depardieu annonce à celui que joue le fluet Michel Blanc que non seulement il va le sodomiser mais qu’il en jouira. La crainte diffuse du dessinateur est assez bien rendue sous sa mine de crayon.
Cette BD évoque sur un script de cinq ans, l’incroyable destinée d’un jeune homme de Châteauroux promis à s’enraciner dans la petite délinquance et qui se retrouve quelques années plus tard à jouer dans Bérénice, la pièce de Racine, à irradier les films de Gustave Kervern et Benoît Delépine (« Mammuth », « Saint-Amour ») à interpréter les rôles les plus variés, à jouer les plus grands rôles avec les plus fameux réalisateurs.
Mathieu Sapin croque toutes les rencontres, avec des paysans du Caucase ou des gens notoires et ce faisant, il montre à quel point le personnage et sa dimension de jouisseur mal embouché, fascine jusqu’à figer tous ceux qu’il rencontre. Ses prises de positions parfois discutables ont fait que certains ont fini par lui mesurer leur admiration. Le politiquement incorrect est son terrain de jeu: sa place n’est effectivement pas dans les tribunes, sur les gradins de la pensée policée.
« Si tu le fais, fais-le vraiment » intime au préalable l’acteur au dessinateur avant de poursuivre: « il faut que parles de Depardieu qui se casse la gueule en scooter, Depardieu qui pisse dans un avion… ». Mathieu Sapin s’est appliqué à ne pas suivre toutes les instructions et à garder quelque distance, ce qui n’a pas dû être évident tous les jours lorsqu’il fallait enchaîner deux restaurants de suite avec ce que cela pouvait comporter de libations multiples. La BD de Sapin excite sans faiblir nos zygomatiques quand on croyait à tort avoir pigé le truc passé les dix premières pages, voilà tout résumé le plaisir pris à la lecture de cet album.
« C’est un métier qui rend con, ça tu peux le dire dans ton machin« . Disant cela Depardieu ne vise pas tant ses pairs que lui-même. Sa vie passe, casse, repasse et recasse: le « Boudha vivant » attend, l’œil tantôt serein tantôt inquiet, le virage fatal qui en fera une icône définitive du cinéma.
PHB
« Gérard, cinq ans dans les pattes de Depardieu », Dargaud (mars 2017).