Un Anglais à Hollywood

Il s’agit d’une rareté. Le livre n’a apparemment fait l’objet d’aucune traduction et sa version originale semble épuisée. Son existence même aurait pu tomber dans l’oubli si “Les archives Stanley Kubrick” parues en août 2016 chez Taschen ne le mentionnaient inopinément dans un article de Gene D. Phillips consacré à “Lolita”. Les curieux anglophones pourront toujours se le procurer sur un site de vente en ligne à un prix soit ridiculement bas, soit monstrueusement élevé, selon que le vendeur en connaît la valeur ou non. “Before I Forget”, ainsi s’intitulent les mémoires de James Mason, le plus british des acteurs hollywoodiens (1909-1984), publiées aux éditions Hamish Hamilton en 1981.

L’ouvrage est à l’image de son auteur : sobre et élégant. Il comporte très peu de photographies compte tenu de la riche filmographie de James Mason – cent trente rôles cinématographiques à son actif, s’il vous plaît ! –, mais de très belles caricatures dessinées par l’acteur lui-même. Les fées semblent avoir été généreuses à son égard en le dotant de nombreux dons. Le comédien vieillissant, à l’heure de raconter ses souvenirs “avant de les oublier”, distingue trois grandes parties dans sa vie : ses années en Angleterre jusqu’au départ pour les Etats-Unis en 1947, un séjour à New York suivi de la période hollywoodienne, puis le retour sur le sol britannique en 1962 avec le tournage de “Lolita”de Stanley Kubrick. Ainsi se divise son autobiographie, telle une pièce en trois actes – le troisième, plus court, revêtant la forme d’un épilogue –.

Car le plus british des acteurs hollywoodiens, dernier né d’une fratrie de trois garçons, a vu le jour et grandi dans le Yorkshire, à Huddersfield. Après une scolarité exemplaire à Malborough, puis des études à Cambridge – d’où le merveilleux accent anglais reconnaissable entre tous –, le jeune étudiant en architecture se voit dans l’obligation de cachetonner au théâtre pour subvenir à ses besoins. Grand bien lui en prit, car cette activité alimentaire changera ses visées professionnelles. Cette période d’apprentissage est déterminante dans la formation d’acteur de James Mason : il enchaîne les petits rôles au théâtre dans différentes compagnies, dont une expérience très enrichissante à l’Old Vic aux côtés de l’immense Charles Laughton et sous la direction du non moins talentueux Tyrone Guthrie ainsi qu’un passage tout aussi passionnant au Gate Theatre de Dublin. Il participe aussi à de nombreux films de série B. Le récit de ses années de jeune comédien constitue une belle description du monde artistique de l’entre-deux-guerres en Grande-Bretagne. L’arrivée de la Seconde Guerre mondiale n’entrava en rien la carrière de James Mason qui s’était déclaré objecteur de conscience. Deux films à succès – “The Seventh Veil” (Le Septième Voile) de Compton Bennett et “Huit heures de sursis” (Odd Man Out) de Carol Reed – l’amenèrent à envisager une carrière aux Etats-Unis et c’est ainsi qu’en novembre 1946, il embarque avec sa femme sur le Queen Elizabeth.

Après un séjour à New York et une expérience plutôt désastreuse à Broadway dans “Bathsheba” de Jacques Deval – ce qui nous vaut là encore une belle évocation du monde théâtral, mais américain cette fois-ci –, James Mason se rend à Hollywood. Ses débuts sont marqués par cinq flops, comme le reconnaît avec une grande lucidité et non sans humour l’intéressé lui-même, dont deux tout de même sous la direction du grand Max Ophüls ! – “Pris au piège” (Caught) et “Les Désemparés” (The Reckless Moment) qui, il est vrai, ne sont pas restés dans les mémoires –. Heureusement, cette période d’insuccès ne dure pas et d’autres projets plus valorisants voient rapidement le jour : “Pandora” (Pandora and the Flying Dutchman) d’Albert Lewin avec la sublime Ava Gardner, “Le Renard du désert” (The Desert Fox: The Story of Rommel) d’Henry Hataway, “L’Affaire Cicéron” (Five Fingers) de Joseph Mankiewicz… C’est alors que ressort de façon encore plus marquée que lors de sa période anglaise – pendant laquelle le jeune acteur, il est vrai, faisait ses gammes – le côté très perfectionniste de James Mason qui, non seulement garde la tête froide devant son ascension cinématographique, mais se montre souvent peu satisfait du résultat final.

« Myself when young » Photo: IF

Son exigence envers lui-même et les autres le pousse à être très critique et c’est sans doute ce trait de caractère qui l’a amené à être meilleur à chaque rôle.
Ainsi, selon lui, “Pandora” aurait-il pu être nettement mieux réussi si seulement le réalisateur avait disposé de plus de liberté. Ses espoirs soulevés par le scénario, le professionnalisme reconnu d’un metteur en scène, la distribution sont souvent déçus lors du tournage et presque irrémédiablement après le montage et le « final cut » des studios. Car, ne l’oublions pas, Hollywood, c’est avant tout la MGM, la Paramount, la 20TH Century Fox, la Warner… et Louis B. Mayer, Darryl F. Zanuck, Spyros P. Skouras, Jack L. Warner et consorts. Les grands nababs du cinéma sont les véritables décideurs. Les réalisateurs, aussi prestigieux et talentueux soient-ils, restent leurs employés et doivent obéir aux ordres. D’où ce désir d’indépendance qui souffle parmi la communauté artistique de l’époque. Ainsi James Mason ne désespère-t-il pas de mener en parallèle des projets avec son épouse Pamela : après “I Met a Murderer” déjà en 1939, le couple se lance dans la production de leur deuxième film : “Lady Possessed” (1952). À quelques reprises, le comédien se lancera dans des projets personnels où il sera scénariste et producteur et parfois même réalisateur.

James Mason, pourtant très réservé dans ses sentiments, ne tarit pas d’éloges pour certains de ses pairs. Lors de sa période anglaise, il avait manifesté de l’admiration pour ses compatriotes Charles Laughton, Laurence Olivier, John Gielgud, Ralph Richardson, David Niven, Michael Redgrave, Richard Greene ou encore Trevor Howard.
Lors de ses années à Beverly Hills, il ne cache pas son émerveillement pour d’autres acteurs eux aussi britanniques – eh oui, James Mason n’est pas le seul Anglais à avoir tenté sa chance outre Atlantique – tels que Stewart Granger, Rex Harrison, Alec Guinness ou encore George Sanders. Ainsi, un jour de tournage en studio, assiste-t-il par hasard, sur le plateau voisin, à une prise du “Moineau de la Tamise” (The Mudlark) au cours de laquelle Alec Guinness se livre à une performance éblouissante dans un monologue terriblement long, suscitant les applaudissements de toute l’équipe et du visiteur en question. Il reconnaît également jalouser Rex Harrison, ne récoltant au début de sa carrière que les rôles refusés par ce dernier.

En revanche, il est beaucoup plus discret sur ses partenaires féminines, sans doute parce qu’il ne peut se comparer à elles. Ainsi ne saura-t-on rien du jeu d’Ava Gardner. N’en déplaise à Alain Souchon, sa beauté ne sera même pas évoquée. Seule Judy Garland, avec laquelle il a partagé la vedette dans le remake de “Une étoile est née” (A Star is Born) de George Cukor, en 1954, semble l’avoir réellement touché par son destin de femme et de comédienne. Tous deux seront d’ailleurs nominés aux Oscars pour ce film en 1955 et si les deux comédiens n’ont rien obtenu ce jour-là – l’Oscar de la meilleure actrice ayant été attribué à Grace Kelly et celui du meilleur acteur à Marlon Brando -, James Mason en sera surtout peiné pour sa partenaire qui l’espérait fortement. Malgré son succès, “Une étoile est née” ne remporte pas l’approbation de James Mason et donne, là encore, l’occasion au comédien de fustiger les studios. Conscient d’avoir obtenu le rôle de Norman Maine grâce au refus d’Humphrey Bogart, Cary Grant et quelques autres, l’acteur attendait beaucoup de ce film. Le tournage ne le déçut pas. Le résultat, d’une durée de plus de quatre heures, répondait merveilleusement à ses attentes. Le studio décida cependant de réduire le film à une durée de 2h15 tout en gardant de longs morceaux chantés par Judy Garland. Décision regrettable, selon le comédien, car cette coupe créait un déséquilibre flagrant entre les séquences alors que le film aurait gagné à garder sa durée initiale et à être projeté, comme “Autant en emporte le vent”, en deux parties, avec un entracte.

Le tournage de “Prince Vaillant” d’Henry Hataway (1954), quelque temps plus tôt, donne l’occasion au comédien d’éreinter gentiment un jeune acteur qui n’avait pas encore fait ses preuves et, dans une scène qui n’avait rien de difficile, rencontrait les plus grandes difficultés à sortir le mot « traître » avec un minimum de voix et de sentiment : Robert Wagner. Le récit qu’en fait James Mason est vraiment très drôle et, soulignons-le, sans méchanceté. Il avoue aussi avoir eu des doutes sur l’interprétation de Gauvain par Sterling Hayden et s’être, tout compte fait, trompé. La réalisation de “Prince Vaillant” nous vaut également une belle diatribe contre les films en Cinémascope, l’auteur leur préférant indéniablement ceux en noir et blanc et qualifiant le “Cléopâtre” de Mankiewicz d’«aberration». En conclusion, l’acteur avoue avoir préféré les moments passés chez lui sur son court de tennis à ceux du tournage.

L’auteur reste, d’ailleurs, toujours très élégant à l’égard de ses partenaires, même s’il semble doté d’un caractère fort. Ainsi une fois va-t-il jusqu’à gifler un homme dans un cinéma parce que celui-ci parle trop fort et l’empêche de suivre le film. Il est à noter aussi que les procès ne lui font pas peur et il en connaîtra plusieurs au cours de sa vie, même si ceux-ci semblent être le lot de la profession.

D’une grande retenue toute britannique, l’acteur se montre extrêmement discret sur sa vie privée. Nous sommes loin du grand déballage auquel nous a accoutumés notre époque. Amateurs de potins s’abstenir ! L’acteur ne mentionne sa femme que lorsque celle-ci est liée à ses projets professionnels et c’est avec une grande pudeur qu’il annonce la naissance de ses enfants, sa fille Portland en 1948 et son fils Morgan en 1955. On comprendra plus tard qu’il a divorcé dans les années 60 et s’est remarié quelques années après. Quant à ses parents et ses frères, l’auteur n’en parle que dans la toute première partie du livre, suscitant chez le lecteur de belles images de parties de petits soldats et de jeux en plein air. Par la suite, ils ne sont que brièvement mentionnés, même si on peut supposer qu’il était en bons termes avec eux et les voyait ou correspondait avec eux de manière régulière. Ses mémoires restent strictement professionnelles et c’est dans cela que réside leur intérêt. Même Louella Parsons et Hedda Hopper, les deux terribles échotières américaines, ne réussirent pas, en leur temps, à le faire parler. C’est dire…

« As King David in Bathsheba ». Photo: IF

Pour James Mason, ambitieux et carriériste comme cela se doit, réussir à Hollywood impose de progresser et de s’imposer. Ainsi avoue-t-il avoir refusé un rôle dans “La Comtesse aux pieds nus” (The Barefoot Contessa) de Mankiewicz sous prétexte qu’il était trop court et devait passer à l’étape supérieure. De même, il était cantonné aux rôles de méchants et souhaitait élargir son répertoire.

En 1954, il interprète cependant de nouveau un personnage sombre qui fait encore aujourd’hui sa renommée : le capitaine Nemo dans “Vingt mille lieues sous les mers” (20000 Leagues Under the Sea) de Richard Fleisher. Dans le même genre de film grand public, il incarne le Professeur Oliver S. Lindenbrook, en 1959, dans “Voyage au centre de la Terre” (Journey to the Center of the Earth) d’Henry Levin. Ses deux adaptations de Jules Verne ont fait le bonheur de nombreux enfants à travers le monde.

Quelque temps auparavant, lors du tournage de “Jules César” (Julius Caesar) de Mankiewicz dans lequel il interprétait Brutus, il avait éprouvé une telle admiration devant la technique de jeu, notamment vocale, de John Gielgud qui jouait Cassius qu’il s’était trouvé rouillé à force de murmurer ses rôles au cinéma et s’était promis de remédier à cela. C’est ainsi qu’en 1954, il s’autorisa une saison théâtrale à Ontario où s’était créé un tout nouveau festival shakespearien, aux côtés d’Alec Guinness et sous la direction de Tyrone Guthrie, le génial metteur en scène avec qui il avait déjà travaillé à l’Old Vic. Le salaire d’un comédien de théâtre ne pouvant suffire à maintenir le train de vie d’un acteur hollywoodien, James Mason dut quitter à grand regret le chapiteau canadien et retourner à Hollywood pour renflouer ses finances. C’est ainsi qu’il alla jusqu’à participer à un show télévisé, le Lux Video Show, et tourner un spot publicitaire, deux activités pour lesquels il n’avait aucun don et où il fut totalement exécrable – ce qui vaut au lecteur deux beaux moments d’anthologie –. La publicité pour un poste télévisé de la marque Motorola dont la durée n’excédait pas dix secondes nécessita trente-trois prises au bout desquelles le réalisateur finit par abandonner. L’acteur ne trouvait pas au fond de lui les motivations qui devaient l’amener à sourire comme on le lui demandait. Sans doute le personnage n’était-il pas assez complexe… Après cette expérience désastreuse, James Mason nourrit une admiration sans limites pour les acteurs capables de se plier à de tels exercices et notamment Lucille Ball et son célèbre show.

D’autres propositions de films arrivèrent heureusement, telles que “La mort aux trousses” (North by Northwest) d’Alfred Hitchcock (1959) ou encore “Lolita” de Stanley Kubrick (1962) qui, par ailleurs, marqua son retour en Angleterre. Son interprétation du personnage d’Humbert Humbert est sans aucun doute une des grandes réussites de l’histoire du cinéma, mélange d’élégance, d’intelligence, de charme, d’humour noir, de passion et de vulnérabilité. Un acteur au sommet de son art ! “Before I Forget” nous explique comment, rôle après rôle, à force de travail et d’exigence, un acteur peut atteindre une telle perfection de jeu.

James Mason est décédé trois ans après la rédaction de ses mémoires. Il repose dans le petit cimetière de Corsier-sur-Vevey, en Suisse, à trois tombes d’un autre de ses compatriotes : Charlie Chaplin.

Isabelle Fauvel

 

Aspect du livre « Before I forget ». Photo: IF

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3 réponses à Un Anglais à Hollywood

  1. philippe person dit :

    Merci Isabelle,
    de ce très bel article…
    Vous n’avez pas cité un des plus beaux films de sa filmographie : « Autobiographie d’une princesse » de James Ivory (1975). Une merveille de subtilité. Je ne sais pas s’il en parle, mais je crois que c’est son seul film vraiment anglais post-Hollywood et je trouve que dans ce portrait d’un Anglais, Sir Cyril, qui a vécu en Inde, il a mis beaucoup de lui-même, Anglais exilé à Hollywood…

    Ah… il y a aussi « Bigger than life » (Derrière le Miroir, je crois en VF) de Nicholas Ray où il joue un professeur atteint d’une maladie que son traitement à la cortisone transforme… On y voit toute la palette de son jeu…

    Mais quand même : Hitchcock, Ophüls, Kubrick, Lewin, Ivory, Mankiewicz, Reed, Cukor, Hathaway, Fleisher, Lumet, Peckinpah, Minelli… Quel palmarès !

  2. Isabelle Fauvel dit :

    Merci, Philippe, pour votre retour. Je ne connais pas « Autobiographie d’une princesse » et James Mason n’en parle pas, mais je vais essayer de le voir car je suis une grande admiratrice du travail de James Ivory.

  3. Merci pour ce superbe condensé d’un livre pas facile à trouver.
    Dommage pour un acteur si passionnant!

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