Une ombre avançait le long d’une rue grise. La silhouette de l’homme était pesante. Il progressait lentement en maudissant son agilité perdue. Son souffle était court, son cœur avait tendance à s’affoler, son taux glycémique frôlait toujours la ligne rouge. Mais il poursuivait sa route sur cette avenue de banlieue en partant du principe permanent que la vie c’était le mouvement. Son chapeau fatigué était assorti à son costume sombre. Jean décida de se ménager une pause contre une porte si rouillée qu’elle semblait prête à s’ouvrir…
De l’autre côté il y avait une sorte de brouillard qui laissait malgré tout percevoir une végétation libre sur un sol en ciment fissuré. Jean pensa qu’il venait de mettre les pieds sur une friche industrielle et décida de pousser un peu plus loin, après avoir refermé la porte. On ne voyait pas à trois mètres et c’est ce qui attisait sa curiosité. Ses muscles fatigués lui envoyaient des signaux de douleur en guise de protestation contre ce détour qui éloignait le moment où il pourrait se reposer chez lui, sur son canapé.
Progressivement, la brume passa du gris à une sorte de jaune orangé, presque éblouissante. Il se dit que le soleil allait peut-être enfin se lever. Outre quelques plantes étiques au regard de voyou maléfique, ses pieds croisaient des objets de ferraille allant du bidon d’huile au tambour de machine à laver en passant par des téléviseurs abandonnés à l’écran crevé. Il fit fuir un petite bande de rats et vit un chat au regard étincelant galoper derrière. Jean de son côté taillait son chemin avec l’instinct et l’obstination d’une tortue.
Il repéra le chemin de caillebotis. Les planches de pins qui faisaient son assemblage disparaissaient par endroit sous une mousse de couleur rouille. Elles pliaient sans toutefois s’effondrer sous le poids de Jean. Le tracé rectiligne invitait à la poursuite du parcours. Sur un des pieux qui le bornait tous les deux mètres, Jean vit une corneille qui déplia ses ailes sans donner l’impression de vouloir s’envoler à son approche. Leurs regards se croisèrent en un échange muet tandis que l’atmosphère se réchauffait doucement. Il avait l’impression de marcher plus facilement, poussé par une motivation inconnue.
L’image fut d’abord un peu floue puis les contours d’un cabanon se précisèrent. La bicoque avait une porte. Un simple loquet la fermait. Jean l’actionna et entra. La pièce était sombre. Un rai de lumière filtrait par les failles d’une seconde porte. Il la poussa des cinq doigts et du seuil, il vit d’abord la plage, puis la mer et enfin le ciel strié de fins nuages gris-bleu.
Face à la grande baie courbée à l’instar d’un coquillage, des centaines de baigneurs prenaient l’air, qui sur une serviette à même le sable, qui sur un transat. Ils tapissaient tout le premier plan du paysage qui devenait comme peint. Il y avait une paillote avec un bar et des strapontins hauts. Juste à côté des enfants s’égaillaient sous une douche pour se dessaler la peau. Jean hâta le pas en direction de la buvette. A peine arrivé à proximité de l’auvent, il entendit une voix crier « Joey » tandis qu’au même instant, un miroir mural qui permettait entre autres aux baigneuses de vérifier leur tenue, lui renvoya l’image d’un homme jeune, hâbleur et décontracté. C’était lui, Joey et non plus Jean.
Son costume sombre avait disparu. Il portait un long bermuda blanc, une chemise crème, une genre de chapeau d’été avec une bande de ruban rouge. De sa poche poitrine dépassait une paire de lunettes de soleil à la mode. C’était bien lui, le beau Joey, un peu crâneur, un peu frimeur, le beau Joey toujours drôle à la présence immanquablement flatteuse. Son sourire semblait toujours au bord de lâcher ou de retenir une plaisanterie que tout le monde attendait comme un apéritif, telle une ponctuation réjouissante comblant à pic la journée des heureux oisifs. Ce qui faisait tout le monde aimait Joey, c’était aussi sa façon de complimenter les gens, de les valoriser. Quand il faisait un commentaire flatteur sur une épouse, le mari en déduisait qu’il avait une star pour compagne et cela marchait aussi à l’inverse sur les femmes quand il avait un trait admirateur sur leurs conjoints. Joey était la garantie d’une journée réussie, il enjolivait l’humanité et ses acteurs. Avec lui la vie était belle. Il calmait instantanément les tensions, savait aussi se montrer canaille voire un peu choquant mais il amenait le bonheur avec lui et c’est pourquoi on l’aimait. Il savait jouer avec les enfants de même qu’il redonnait du tonus aux gens âgés en leur prodiguant une de ses formules leur instillant comme un flash d’alacrité et de jeunesse. Joey était contaminant.
Toute la plage, c’est à dire les gens mais aussi l’ensemble du décor, fêtait son retour comme s’il n’était jamais parti. Il payait de sa personne jusqu’à en être de sa poche mais il aimait ça. Il donnait. Et prenait avec bonne humeur tout ce qu’on lui renvoyait. « Oh, pensait-il, comme il est bon de se retrouver, de s’y retrouver« .
La chaleur était atténuée par un de ces vents alizés qui séchaient rapidement la transpiration des volleyeurs ou du marchand de glaces qui passait et repassait devant le plus proche horizon des estivants. Surtout il sentait pleinement son corps souple et la disponibilité de ses muscles. Son ventre était presque plat avec un léger arrondi qui exhaussait légèrement sa séduction auprès des femmes. Oui qu’il était bon de s’asseoir enfin sur un des strapontins du bar, de commander son verre de Johnny Walker et de fumer une Benson avec une dégaine satisfaite de commandant de bord en vacances. Cette belle assurance qu’on lui enviait, ce charme contaminant qu’il n’avait pas besoin de forcer, tout était revenu, Joey se sentait réintégré. À moins qu’il n’en fût jamais parti.
Cependant un groupe de gamins s’était approché du corps. Après avoir vérifié de quelques coups pieds qu’il ne bougeait plus, ils fouillèrent rapidement les poches, prélevèrent un portefeuille et un téléphone et partirent en courant ravis de l’aubaine, vers le marchand de pizzas qui faisait l’angle. Jean était loin, bien loin. Il regardait les mouettes voler en ajustant ses lunettes du doigt.
PHB
Très joliment raconté, et très jolie photo. Merci.
J’imagine un Magritte publiant une oeuvre dans les Humanoïdes Associés qui ressemblerait à celle de Dionnet et Solé avec « Je m’appelle Jean Cyriaque ». Une pièce maîtresse du neuvième art.