L’idée de départ est assez belle et originale. Partager son expérience professionnelle avec celle d’un copain exerçant un métier totalement différent du sien. Puis, en faire un récit, savoureux de préférence. “Récit d’une initiation croisée” est le sous-titre de la bande dessinée d’Etienne Davodeau “Les Ignorants”, parue chez Futuropolis en 2011. “Ignorant” chacun du métier de l’autre, mais extrêmement savant dans son domaine et avec l’amitié pour liant. Et la curiosité pour moteur. Du coup, si l’on y réfléchit bien, l’ignorance devient une notion toute relative…
En fin de compte, l’ignorant ne serait-il pas uniquement celui qui souhaite le rester ? D’un côté, donc, un auteur et dessinateur de bandes dessinées, de l’autre, un vigneron. Pour un lecteur éloigné de ces deux professions, l’expérience est jubilatoire et extrêmement… instructive. Et pour celui qui s’y connaît… il en va de même, car les deux protagonistes ont chacun des idées bien tranchées sur leurs métiers respectifs et il est fort passionnant de les partager avec eux.
Les deux amis vivent en Anjou, entre Angers et Saumur, dans les coteaux du Layon, à Rablay-sur-Layon très exactement, une petite commune d’à peine sept cent cinquante habitants. Les coteaux du Layon, cela parle à vos papilles ? Pour les “ignorants” en œnologie, il s’agit d’un vin blanc moelleux d’appellation d’origine contrôlée produit sur les coteaux bordant le Layon, un affluent de la Loire. Cette appellation fait partie du vignoble de la vallée de la Loire. Voilà le décor planté.
Le premier, Etienne Davodeau, est un auteur et dessinateur de bandes dessinées à succès dont l’œuvre alterne fictions et récits réalistes. Il a été récompensé à de multiples reprises, notamment lors du prestigieux Festival d’Angoulême : Mention spéciale Alph-Art du meilleur scénario pour “Rural !” en 2002, Prix du scénario et Prix public du meilleur album pour “Les Mauvaises Gens” (2006), Essentiel pour le tome 1 de “Lulu femme nue” (2009) et Prix du public Cultura pour “Cher pays de notre enfance ” (avec Benoît Collombat, 2016), pour n’en citer que quelques uns.
Le second, Richard Leroy, cultive sa petite exploitation de moins de trois hectares en biodynamie et uniquement en cépage chenin. Avec beaucoup de labeur et un amour infini pour sa vigne, il produit des cuvées rares : les Noëls de Montbenault et le Clos des Rouliers.
Si la “biodynamie” et le “cépage chenin” sont des termes qui vous sont jusque-là inconnus, ce ne sera plus pour longtemps. Car, dans les pas d’Etienne, vous allez, à votre tour, découvrir la passion qui anime Richard et tout savoir sur le beau métier de vigneron. Comme le résume très justement l’intéressé “Vigneron, c’est un métier exigeant. Ca demande des compétences en géologie, en biologie, en chimie, en météorologie, en botanique, et même en cuisine… ”. À ne pas sous-estimer donc.
Pour commencer : la taille de la vigne – à laquelle Richard consacre tous les ans trois mois de l’année, de janvier à mars -, et là, déjà, ça se complique car, comme il le dit si bien, “Mais tailler, c’est pas couper bêtement Il faut organiser le pied de vigne. Là, c’est l’hiver. Il dort. Mais tu dois l’imaginer cet été, tu piges ? Il faut anticiper le trajet de la sève. Pense aussi à donner au pied une forme harmonieuse, bien aérée, pour qu’il prenne bien le vent et le soleil. Et on laisse quatre ou cinq yeux, pas plus. Un truc important : on cherche à donner au pied une forme de chandelier, bien dans l’axe du rang pour que le tracteur ne l’abîme pas au passage.” Bon, vous l’aurez compris, ne décide pas qui veut de tailler une vigne du jour au lendemain. C’est un métier et, même plus, un art ! S’il faut du talent pour dessiner, il en faut également pour cultiver une vigne. Et il en va de même pour le choix des barriques – qui nous vaut une belle visite chez un tonnelier du Gers –, le remplacement des (pieds de vigne) “manquants”, la biodynamie – pulvérisation du sol de la vigne avec une préparation à base de bouse de corne dite “500P” qui sert à renforcer la vie souterraine, voilà, maintenant vous savez en quoi cela consiste –, le décavaillonnage, l’ébourgeonnage, le palissage, la mise en bouteille, les vendanges… La fermentation, qu’elle soit malolactique ou alcoolique, n’aura également plus de secret pour vous.
Les visites de cavistes, d’importateurs étrangers ou de restaurateurs ponctuent de temps à autre cette vie de solitaire, car Richard travaille le plus souvent seul. La venue annoncée d’un représentant de l’éminent Robert Parker fera sourire plus d’un lecteur car le passage est on ne peut plus éloquent sur les méthodes de travail du célèbre critique en œnologie qui fait la pluie et le beau temps sur le monde viticole.
A plusieurs reprises, Richard emmène Etienne rencontrer des vignerons qu’il vénère. Chaque rencontre est bien évidemment accompagnée de nombreuses dégustations et de discussions sans fin sur l’art de faire du vin et de concevoir sa vie de vigneron. Car la vigne, apprend-on dans ce livre, est tout un art de vivre pour ceux qui s’évertuent à n’utiliser ni herbicides, ni pesticides et autres substances chimiques.
De son côté, Etienne initie son ami à la bande dessinée en lui prêtant des livres et là encore des débats passionnés s’ensuivent. Des visites s’imposent avec des grands de la bande dessinée qui, avant tout, sont des amis : Jean-Pierre Gibrat (“Le Sursis”, “Le Vol du corbeau”, “Mattéo”), Marc-Antoine Mathieu, le père de la série “Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves” ou encore Emmanuel Guibert, auteur de “La Guerre d’Alan”, récit des souvenirs du soldat américain Alan Ingram Cope pendant la Seconde Guerre Mondiale, et de la bande dessinée “Le photographe” basée sur des entretiens avec Didier Lefèvre, photojournaliste parti en Afghanistan dans les années 1980. Ces visites, tout aussi conviviales que les précédentes, sont, elles aussi, arrosées comme il se doit et donnent lieu à des échanges à bâtons rompus sur l’art, le vin, la vie…
Pour connaître tous des dessous de la fabrication d’une bande dessinée, Richard va jusqu’à accompagner Etienne en Belgique chez son imprimeur, puis à Paris, chez son éditeur. Et là encore le lecteur a l’agréable sensation d’être un invité privilégié que l’on initie avec bienveillance à un art qui ne lui était pas si familier.
Par ailleurs, toute profession ayant apparemment son salon, les deux amis alternent salons des vins et salons de la bande dessinée. Et c’est au Festival “BD à Bastia” que Richard découvre avec émerveillement le travail d’Etienne Lécroart et de l’OuBaPo – l’Ouvroir de bande dessinée potentielle –, l’équivalent en quelque sorte de l’OuLiPo en littérature. Perec et sa bande ont apparemment fait des émules.
Etienne vouant une véritable adoration à Moebius, il emmène un jour Richard à Paris visiter l’exposition que la Fondation Cartier pour l’art contemporain consacre au grand dessinateur. Celui-ci fut une révélation pour Etienne lorsqu’il était adolescent et il le place au-dessus de tous dans son Panthéon personnel. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas bien, Jean Giraud, signant tour à tour Gir ou Moebius, est l’auteur d’une œuvre immense qui va de la série des Blueberry à une œuvre très poétique, mêlant le rêve à la science-fiction. “C’est pas seulement un dessinateur de génie. C’est surtout un incroyable créateur d’univers. Chacun de ses livres est un monde.” Richard semble peu convaincu par Moebius, avec cependant le sentiment d’être passé à côté de quelque chose. Jean-Pierre Gibrat, lors de leur rencontre, n’avait-il pas lui-même dit : “Moebius, c’est Mozart et Jimi Hendrix en même temps !” ?
Grâce à l’amitié qui les unit, Etienne et Richard ont vraiment joué le jeu et vécu cet échange d’expériences de façon très professionnelle. Le livre en ressort d’autant plus documenté et c’est un véritable plaisir pour le lecteur de s’instruire de la sorte. Le dessin en noir et blanc de Davodeau est extrêmement minutieux, plus que plaisant à regarder et d’une grande ressemblance. L’auteur a vu de la beauté dans le travail de son ami et a pris un plaisir évident à le mettre en dessins. Ainsi, à Richard qui s’étonne de le voir s’attarder devant son pulvérisateur un bloc de papier et un crayon à la main, celui-ci lui répond “On peut vouloir dessiner ce machin parce que c’est beau comme un ready-made de Marcel Duchamp. ”
La fabrication d’un livre et celle du vin semblent avoir, comme l’illustre à merveille cette bande dessinée, le prodigieux pouvoir de rapprocher les êtres humains. Le dessin et le travail de la vigne érigés en art de vivre…
Isabelle Fauvel
Enfant du chenin, le cépage des vins blancs locaux, imprégné du paysage des coteaux, je garde encore le fumet des ceps coupés que l’on allume dans la cheminée et regarde s’enflammer au retour d’une balade hivernale. La fermette où mon père est né et où mes enfants ont joué vit une autre vie. C’est tout le bonheur que je lui souhaite. Sympa cette idée de bandes dessinées, j’aurais bien aimé la lire avec mes drôles au coin du feu.
Bravo Isabelle. Un article épatant et informatif ! Parler d’une bédé n’est pas chose aisée, surtout quand on donne à voir quelques planches de l’album, entraînant forcément adhésion ou déception.
On boira un coup en la lisant !