Le 22 octobre 1915, Madeleine cède aux exigences de Guillaume Apollinaire. Dans une lettre, elle se livre avec une liberté inouïe, en « combattant » sa pudeur. Elle est institutrice à Oran, il est à la guerre, ils se sont rencontrés le 2 janvier dans en gare de Nice. Leur vie amoureuse sera essentiellement épistolaire, parenthèse faite d’une permission en Algérie (1). Une lecture concentrée de ces échanges est actuellement donnée en reprise au théâtre Les Déchargeurs. La sobriété et la sensibilité de cette représentation se traduit par une réussite sans réserves.
Cette lettre incandescente de Madeleine a été mise à prix près de 6000 euros chez Christie’s en 2002. Elle dit entre autres aveux: « Mon ventre la partie de moi la plus secrète je ne puis t’en parler sans un émoi délicieux/Le parvis de ton amour c’est le coquillage que tu devines/Les cuisses de ton amour tu en as deviné le dessin sous les vêtements et tu les écarteras passionnément comme il est dit dans l’Hérésiarque/Prends-moi mon amour prends moi bien toute – récompense moi d’avoir combattu ma pudeur/dis moi mon amour dis moi que tu sens mon corps contre le tien – que jamais je n’ai été aussi proche et que cette nuit est notre nuit de noces. »
Pour en arriver là, à ce total abandon amoureux d’une jeune femme qui avait tout de même lu « Les Fleurs du mal » avant de faire la connaissance du poète, il aura fallu tout le génie manipulateur de Guillaume Apollinaire, génie certes aiguisé par sa solitude dans le désert affectif des tranchées et sa rupture douloureuse avec Lou. L’homme qui monte dans le train en gare de Nice et qui rejoint le compartiment où se trouve Madeleine sort d’une passion aussi brève qu’intense. Il s’est donné tellement de mal pour conquérir la première que c’est un homme surentraîné qui va passer de l’une à l’autre.
La scène du théâtre des Déchargeurs est dépouillée. Devant une salle (comble), il y a deux chaises, deux tables et deux acteurs: Pierre Jacquemont et Alexandrine Serre. Ils lisent avec retenue une partie de la correspondance échangée entre Guillaume Apollinaire et Madeleine Pagès. Cette attitude en retrait est pertinente. Elle libère toute la place nécessaire à l’émotion épistolaire qui va aller crescendo. Pierre Jacquemont laisse filtrer dans son jeu la gourmandise patiente de l’écrivain tissant sa toile d’araignée, disposant ses charmes comme autant de pièges.
A l’opposé, Alexandrine Serre fait bien ressortir l’ingénuité d’une jeune femme face à l’artiste amoureux, le démiurge et le fauve tout à la fois. A travers ces lectures, on la sent qui cède progressivement, comme une danseuse ballerine perdant pied sur une pente gravillonneuse. Le talent de ces deux acteurs est de restaurer cette tension amoureuse dans ses moindres fibres, se diffusant dans la salle telle une nappe brumeuse qui nous prend à la gorge comme un gaz de combat. Le public est coi, pris au col.
Ce qui fait qu’à la fin, lorsque Guillaume Apollinaire de retour à Paris, blessé, commence à à rembobiner le film, l’empathie du spectateur passe alors de l’un à l’autre avec une inquiétude finement transmise par les deux lecteurs. Nous voilà amenés à ressentir le désappointement de l’un et le chagrin pathétique de l’autre.
« Ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu » avait écrit Apollinaire à Madeleine. Mais les beaux sentiments ont fini par se replier, comme une section défaite par un ennemi invisible.
PHB
Tous les lundis au théâtre Les Déchargeurs à 18H30 et jusqu’au 27 mars
Merci de cette annonce, ce sera une raison de plus pour me rendre à Paris !
Je suis heureuse de vous voir apprécier la qualité de ce récital consacré à la correspondance entre Madeleine Pagès et Apollinaire. Dommage que vous n’ayez pu assister aussi au spectacle du théâtre du Maquis qui traite du même sujet: Et l’acier s’envole aussi. Représentations en Avignon, à Aix-en-Provence et Marseille et dans le pays d’Aix. Où l’on voit que les Parisiens gagnent deux fois : en facilité d’accès et en publicité. Mais les vrais gagnants restent Madeleine et Gui, et surtout Madeleine, restée longtemps dans l’ombre de Lou.
Claude,
j’ai vu le spectacle en mai 2016 aux Déchargeurs, et on ne peut pas dire que c’est une production « parisienne ». En pub et en moyens, j’oserais dire que la version que vous avez vue est certainement « plus riche »…
Quand j’y suis allé pour Froggy’s Delight (vous trouverez mon article sur ce webmagazine), il n’y avait que moi et deux parents des artistes. J’avais d’ailleurs signalé le spectacle à Philippe, espérant qu’il ramènerait du monde pour ce beau spectacle. C’est désormais fait et bien fait !
Et si nous re-disions également, pour parler de « l’histoire », que le poète « mal aimé » avait énormément besoin d’aimer et d’être aimé ? Oui, une forme de génie – patient et parfois laborieux – pour se faire aimer et désirer, un côté fauve qui tisserait sa toile d’araignée… oui, mais jamais consommateur, toujours acteur ; la notion même de sincérité perd, me semble-t-il, de sa pertinence au profit du besoin vital de vivre « par amour ».
Le maître mot est bien « Ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu ».