Assoiffés de vie et de beauté

L’art de la marionnette, ce monde extrêmement créatif et passionnant qu’ont déjà exploré, entre autres, Ariane Mnouchkine, Philippe Genty, Emilie Valantin ou encore Patrick Sims, possède, depuis novembre 2013, son propre lieu à Paris : Le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette. 
Niché au cœur du Vème arrondissement, après vingt ans de nomadisme, celui-ci a pour mission de “défendre et promouvoir les formes contemporaines des arts de la marionnette dans leur plus grande diversité, en s’adressant autant à un public adulte qu’à un public enfant”. Dont acte.

Ce nouveau théâtre de la marionnette se situe ainsi au croisement des genres, associant aussi bien théâtre, écriture, danse, arts plastiques et recherches technologiques les plus avancées dans le domaine de l’image et du son.

“Assoiffés” de Wajdi Mouawad par la Compagnie L’Alinéa en est un bel exemple qui fait appel à trois sortes de langages différents – le jeu d’acteur, la marionnette et la vidéo – pour raconter plusieurs histoires qui, au final, n’en forment qu’une, et faire entendre le très beau texte de Wajdi Mouawad. Les trois arts s’entrecroisent et se répondent harmonieusement, dans une mise en scène des plus inventives, et toujours au service d’une narration qui n’en est que plus subtile, comme démultipliée. Un récit en trois dimensions en quelque sorte. Si l’alliance du jeu et de la vidéo est de plus en plus fréquente sur nos scènes actuelles – on pense notamment au pari remarquablement réussi d’Ivo van Hove avec “Les Damnés” déjà évoqué dans Les Soirées de Paris, mais les exemples sont légion et les images habitent régulièrement nos scènes de théâtre –, l’art de la marionnette est moins souvent sollicité, ou plutôt mis à part. Catalogué. Ici les marionnettes en chiffon, manipulées à vue sur table, représentent deux des protagonistes au temps de leur adolescence. Et c’est justement d’adolescence dont parle le spectacle. Leur utilisation permet ainsi de faire parler la mémoire. Leurs dimensions réduites nous renvoient plus facilement à l’enfance et à l’intime.

De quoi parle la pièce ? Le mercredi 6 février 1991, jour de la Saint Gaston, Sylvain Murdoch, jeune adolescent de dix-sept ans, crie sa révolte et sa soif de vivre. Il n’arrive plus à se taire. Quinze ans plus tard, Paul-Émile Beauregard-Nouveau, dit “Boon”, anthropologue judiciaire, reconnaît le cadavre de ce même Murdoch, camarade de classe de son frère, dans celui d’un homme tout juste repêché de la rivière et disparu des années auparavant. Le cadavre du jeune homme est enlacé à celui d’une inconnue. Avec cette découverte, tout son passé remonte à la mémoire de Boon et, plus particulièrement, le souvenir de ce 6 février 1991 où, à l’âge de tous les possibles, il crut qu’il serait un auteur à succès, ce jour fatidique où sa carrière littéraire fut brutalement avortée dans l’œuf…“Au moyen d’un appareil enregistreur audio-visuel, enquêtez auprès des gens de votre quartier afin de mieux connaître leur perception de la beauté et tirez-en votre propre conclusion sous une forme théâtrale.

Ce devoir scolaire, Boon le rédigea pour le compte de son grand frère Jean-René et inventa de toutes pièces une histoire sur sa propre perception de la beauté à travers le personnage fictif de Norvège, une lycéenne mutique qui refuse de quitter sa chambre. À la lecture en classe de la pièce par Jean-René, tous les élèves se moquèrent et, humilié, celui-ci, de retour à la maison, cracha au visage de son cadet. Un crachat qui restera toujours entre les deux garçons. Des années plus tard, Boon apprendra par hasard que seul Murdoch avait aimé son texte. Ce 6 février 1991, il avait également mystérieusement disparu à tout jamais…

“Assoiffés” de Wajdi Mouawad

La mise en scène de Brice Coupey brille par son inventivité et sa fluidité, sa technologie moderne et un artisanat plus traditionnel. Côté jardin, un écran de télévision, indicateur d’une temporalité, toujours la même – mercredi 6 février 1991, jour de la Saint Gaston -, mais à des horaires différents, ainsi que des extraits de journaux télévisés concernant la Guerre du Golfe et quelques bribes d’informations sur le chômage touchant les jeunes. Côté cour, un deuxième écran illustrant épisodiquement le récit de Boon, et au fond, un troisième, immense, projetant son inconscient onirique. Deux marionnettes grandeur nature représentent les cadavres enlacés. Deux autres, de taille plus réduite, Murdoch et Boon adolescents. Un petit théâtre d’objets composé de silhouettes blanches en carton raconte l’histoire de Norvège inventée par le narrateur. Tous ces personnages prennent vie grâce au merveilleux talent des comédiens marionnettistes. La gestuelle de la marionnette incarnant Murdoch est tout à fait extraordinaire ! Plus vraie que nature. Tout comme son vocabulaire et les intonations de sa voix. La marionnette prend vie devant nous, accroche notre regard, nous amuse et nous émeut, nous électrise en quelque sorte. Et ce petit miracle n’aurait pas lieu sans l’incroyable talent du comédien qui non seulement participe à sa manipulation, mais l’incarne par la voix : Brice Coupey – par ailleurs, tout aussi excellent en interprète de Boon adulte –.

Et c’est là l’intelligence du metteur en scène d’avoir choisi de monter ce texte de théâtre de cette manière, “non traditionnelle” pourrait-on dire. Les différentes formes d’art utilisées ici permettent de montrer les diverses temporalités de l’histoire, de recomposer les fragments éclatés des événements et de faire entendre ce texte magnifique sur un sujet grave et pas facile : l’autopsie d’une adolescence.

Le style de Wajdi Mouawad est d’emblée reconnaissable : empreint d’humour, criant de vérité, d’un onirisme à couper le souffle. On y retrouve les thèmes qui lui sont chers : la quête du sens de la vie, la problématique de l’identité, la peur du regard des autres, l’inquiétude par rapport à l’avenir, la révolte, la soif de vivre… Emblématiques de son œuvre, ils nous interpellent directement, nous, spectateurs. Mais cette pièce est sans doute aussi très personnelle car Wajdi Mouawad n’est-il pas celui qui a le courage d’écrire ses rêves ? D’ailleurs, on ne présente plus le père de “Littoral”, “Incendies”, “Forêts”, “Ciels” … auteur de théâtre et de romans, mais également metteur en scène, comédien, directeur artistique, plasticien, cinéaste et, depuis cette saison, directeur du théâtre La Colline dont on pourra découvrir l’une des dernières créations, “Les Larmes d’Œdipe”, au printemps prochain.

“Assoiffés” de Wajdi Mouawad

Vous l’aurez compris, ce spectacle de marionnettes s’adresse avant tout aux adolescents – mais aussi aux jeunes adultes, aux parents d’adolescents, à leurs grands-parents, à tous ceux qui ont gardé la mémoire de cette période de leur vie –, mais bien évidemment pas au jeune public.

Alors même si Guignol reste cher à votre cœur, si vous êtes toujours émerveillés par les opéras des traditionnelles marionnettes de Salzbourg, n’oubliez pas que tout un monde existe autour des arts de la marionnette. Tout comme Le Monfort avec les arts du cirque, Le Mouffetard ne manquera très certainement pas de vous surprendre et de vous ravir. A commencer par “Assoiffés”.

Isabelle Fauvel

 

“Assoiffés” de Wajdi Mouawad par la Compagnie L’Alinéa, mise en scène de Brice Coupey
Le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette du mardi 17 au samedi 28 janvier 2017,
Puis, en tournée :
Les 1er et 2 février au Théâtre Berthelot, Montreuil
Les 7 et 8 février au Théâtre Jean Vilar à Ifs
(cf. dates calendrier sur le blog de la compagnie L’Alinéa : http://ciealinea.blogspot.fr/)

Le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette
“Assoiffés”, texte de Wajdi Mouawad chez Leméac / Actes Sud-Papiers (janvier 2007).

A venir : “Les Larmes d’Œdipe”, d’après Sophocle, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad au Théâtre La Colline du 23 mars au 2 avril 2017

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