Baudelaire « jusqu’aux débauches sérieuses des siècles ennuyés »

A considérer l’œuvre complète de ses écrits, Charles Baudelaire a surtout été critique d’art, échotier et traducteur (de Poe). Proportionnellement son travail poétique ne représente qu’un septième du total. L’exposition « L’œil de Baudelaire » au Musée de la Vie Romantique met cette face moins connue de l’artiste en avant, celle de ses curiosités esthétiques en général et les peintures de Delacroix en particulier.

Critique d’art, Baudelaire marchait ainsi sur les brisées de Denis Diderot, son aîné. Ils furent parmi les premiers. A l’époque de Baudelaire, il n’y avait qu’une exposition par an et l’idée pour l’écrivain qui ne s’y connaissait pas, fut de se distinguer de la centaine de plumes qui se frottaient à l’exercice critique. Ce faisant Baudelaire assiste à la fin d’une époque pour la peinture et pressent l’arrivée d’un « nouveau souffle« . Il mourra trop jeune (en 1867 à 46 ans) pour se satisfaire d’avoir eu raison. S’il aime intensément le travail de Delacroix, artiste qu’il auréole faute de mieux du titre de « chef de l’école moderne« , il voit bien qu’un certain courant, piégé dans son expression par le carcan de l’académisme, est en voie de tarissement. Apollinaire écrira dans une préface aux « Fleurs du mal » qu’en lui « s’est incarné pour la première fois l’esprit moderne » (1).

Progressivement, il apprend l’exercice critique, quand même un peu aidé par ses facultés d’écriture exceptionnelles. De « Madeleine dans le désert » de Delacroix justement, il écrit: « C’est une tête de femme renversée dans un cadre très étroit. À droite dans le haut, un petit bout de ciel ou de rocher – quelque chose de bleu ; – les yeux de la Madeleine
sont fermés, la bouche est molle et languissante, les cheveux épars. Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer ce que l’artiste a mis de poésie intime, mystérieuse et romantique dans cette simple tête. Elle est peinte presque par hachures comme beaucoup de peintures de M. Delacroix ; les tons, loin d’être éclatants ou intenses, sont très doux et très modérés ; l’aspect est presque gris, mais d’une harmonie parfaite« . On le voit, l’approche n’est en rien bâclée c’est bien sûr une litote et dans une certaine mesure, cette critique complète une œuvre qui serait en quelque sorte restée inachevée.

« Lola de Valence » par Manet au Musée de la Vie Romantique.

La peinture lui inspire aussi sa poésie. Cette copieuse exposition nous montre à l’étage d’une aquatinte de Manet figurant sa « Lola de Valence ». Il en résultera un fameux quatrain publié dans « Les épaves »: « Entre tant de beautés que partout on peut voir, Je comprends bien, amis, que le désir balance ; Mais on voit scintiller dans Lola de Valence/Le charme inattendu d’un bijou rose et noir« . Tout le charme de Baudelaire, au sens premier du terme, fonctionne ici sans jamais lasser.

Baudelaire aime l’amour et une petite pièce de l’exposition est consacrée à ce sujet forcément vénéneux sous l’œil et la plume de l’écrivain. On y voit notamment, à côté d’images polissonnes, un buste avantageux de madame Sabatier, cette « étrange silhouette du monde littéraire (…) veuve joyeuse pleine d’indépendance et d’entrain » selon Antoine Blondin. L’un des organisateurs de l’exposition, Robert Kopp, explique à des visiteurs chanceux -en ce qu’ils profitent de son érudition respectable sur le personnage- que Baudelaire a mis cinq ans pour la courtiser. Délai au bout duquel il se verra offrir une nuit dans les bras de la belle, à la suite de quoi celle qui fut son « idole » se verra rétrogradée au rang de simple femme dans une missive trahissant une certaine déception. Comme quoi il vaut mieux coucher tout de suite surtout lorsque on est appelé à ne pas vivre vieux. Il avait aussi conçu cette maxime consolante de l’amour (Salon de 1846): « La bêtise est souvent l’ornement de la beauté« . Dans le cadre de ce salon toujours, l’écrivain imagine aussi un « musée de l’amour » dont l’iconographie s’étirerait des représentations les plus sages « jusqu’aux débauches sérieuses des siècles ennuyés« . Comme cette pensée se traduira par la production des « Fleurs du mal », on ne saurait s’en plaindre trop.

Le dédale de pièces dévolu à cette fort intéressante exposition temporaire (qui se termine à la fin du mois) constitue vraiment un très riche trajet dans l’univers baudelairien qui nous fait croiser des gens aussi différents et estimables que Corot, Manet, Nadar ou Daumier. On y voit même deux ou trois dessins de Baudelaire lui-même dont un petit portrait de femme plein  d’intérêt. De la caricature il pointera son rôle de médium d’opposition au gouvernement et de la photographie qu’il considère comme mineure, il conviendra qu’elle satisfait néanmoins au culte de l’image dont il était à la fois l’amateur et l’apôtre.

Consterné par le monde moderne et singulièrement par les travaux du Baron Haussmann, Baudelaire avait néanmoins usage de dire qu’il fallait s’appliquer à « extraire la beauté mystérieuse » des laideurs d’une époque. Au moins, dans cet écrin encore préservé de la « réinvention de Paris » qu’est le Musée de la Vie Romantique, nous voilà avec lui à l’abri des intempéries de ce siècle.

PHB

 

Le Musée de la Vie Romantique, rue Chaptal

« L’oeil de Baudelaire », Musée de la Vie Romantique, jusqu’au 29 janvier

(1) Bibliothèque des Curieux 1917

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Une réponse à Baudelaire « jusqu’aux débauches sérieuses des siècles ennuyés »

  1. Baudelaire avait bien raison: Delacroix est le premier des Impressionnistes!

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