Pierre Bayard tient une place particulière dans ma bibliothèque, parce qu’il est d’une parfaite originalité. D’ailleurs il publie tous ses livres dans la bien nommée collection « Paradoxe » des Editions de Minuit.
Vous qui ouvrez un livre de Pierre Bayard, sachez-le, toutes vos certitudes littéraires se trouveront complètement chamboulées ! Apprêtez-vous à suivre ses innombrables subtilités, fondées sur une grande érudition et un vif sens de l’humour, ce qui n’est pas si fréquent chez les essayistes français.
Je l’ai découvert grâce à son livre intitulé « Qui a tué Roger Akroyd ?» (1998). On se souvient que ce roman policier à énigme assura la célébrité d’Agatha Christie, en particulier parce que rompant avec les règles du genre, elle eut l’audace de faire du narrateur le coupable du meurtre. Eh bien Pierre Bayard reprit minutieusement l’enquête, et trouva, lui, un autre coupable !
Quelle merveille de voir un psychiatre professeur de littérature française à l’Université Paris 8 prendre au sérieux le cher petit Poirot !
Quelle jubilation de voir notre héros accusé du «délire d’interprétation»!
Dans ce livre, revenant aux fondamentaux, l’auteur ne manque pas d’aborder «l’histoire la plus célèbre de la littérature, celle qui fonde en même temps le roman policier et la psychanalyse, Œdipe Roi» (P.97). A savoir la pièce de Sophocle qui permit à Freud d’inventer son «complexe d’Œdipe».
Poursuivant sur sa lancée, Pierre Bayard se permit plus tard de remettre en cause un autre chef d’œuvre de la littérature policière dans « L’affaire du chien des Baskerville » (2008). Il entreprend cette fois de se mesurer à la fois avec Sir Arthur Conan Doyle et avec le plus célèbre détective de tous les temps, Sherlock Holmes himself. Là encore, il reprend l’enquête, appliquant notamment comme Holmes « le raisonnement à rebours » tout en soulignant «l’autosatisfaction sans faille dont il fait preuve» alors qu’il se trompe fréquemment, innocente le chien errant sur la lande de Dartmoor, et démasque à la fin le «vrai coupable».
Mais surtout, le psychanalyste en lui nous montre, dans le chapitre «Sherlock Holmes existe-t-il ?»(p.99), comment les créatures de papier peuvent devenir des êtres vivants pour le lecteur, et acquérir une vie indépendante de leur créateur. N’oublions pas qu’à sa mort, Hercule Poirot eut droit à sa nécrologie dans le New York Times.
Entre ces livres consacrés à deux des plus célèbres romans à énigme, le psychanalyste-professeur avait consacré le second ouvrage de sa trilogie à une «Enquête sur Hamlet», s’appuyant sur les innombrables interprétations psychanalytiques de la pièce. Sans manquer de nous révéler dans l’épilogue «Ce qui s’est vraiment passé à Elseneur», il fait preuve d’une splendide imagination remettant en question les lectures classiques de la pièce, remise en question jubilatoire caractérisant tous ses ouvrages.
Ensuite Pierre Bayard acquit une certaine notoriété publique en publiant des ouvrages comme «Comment parler des livres que l’on a pas lus ?», puis «Comment parler des lieux où l’on a pas été», célébrant la prééminence de l’imagination sur le vécu. La citation en exergue du premier étant emprunté à Oscar Wilde : «Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer.»
Quant à son dernier livre «Le Titanic fera naufrage», il clôt la trilogie comprenant «Demain est écrit» (2005) et «Le plagiat par anticipation» (2009). Car le professeur-psychiatre, on l’a compris, est un véritable obsessionnel qui revient souvent sur les mêmes thèmes pour les peaufiner à l’infini.
Dans «Le plagiat par anticipation», il nous convainc sans effort que Maupassant a plagié Proust, que Voltaire, dans «Zadig», a plagié plusieurs enquêtes de Conan Doyle, ou que Fra Angelico a inventé la technique du dripping de Jason Pollock avec six siècles d’avance. Par exemple, nous signalant un passage d’une œuvre peu connue de Maupassant («Fort comme la mort») sur le bonheur qu’éprouve le héros à sentir «sa vie ancienne» ressurgir à travers des objets ou des moments de son existence, passage plus proustien que nature avant l’heure, il remarque : «Ainsi le texte second, celui de Proust, fait-il surgir un texte nouveau dans le premier texte, celui de Maupassant, qui ne s’y trouverait pas si Proust n’avait pas existé.»(page 47). Autrement dit non seulement Maupassant a plagié Proust avant l’heure, mais on ne peut plus le lire sur un thème pareil sans penser à Proust !
Poursuivant ce raisonnement, Bayard suggère que l’histoire de la littérature et des écrivains devrait non pas s’écrire de façon chronologique, mais en situant un écrivain en avance sur son temps un ou deux siècles plus tard. Autrement dit, pour lui, c’est toute l’histoire de la littérature ou de la peinture qui reste à écrire, en redonnant leur place véritable aux artistes.
Alors que «Le plagiat par anticipation» se terminait par Kafka «comme l’écrivain le plus souvent associé aux phénomènes d’anticipation littéraire», « Le Titanic fera naufrage » s’ouvre, cette fois, sur l’auteur du «Procès», du «Château» (inachevé), ou de «La colonie pénitentiaire». Ce qui permet d’appréhender comment Bayard l’obsessionnel reprend un auteur ou un thème pour en tirer de nouveaux arguments. S’il appelle Kafka à la rescousse pour ses capacités anticipatrices des évolutions politiques (totalitarisme du XXème siècle), il fait aussi appel à Jules Verne pour son côté scientifique visionnaire, ou au plus grand poète haïtien contemporain Frankétienne, qui avait prédit le terrible tremblement de terre du 12 janvier 2010… deux mois avant le désastre, dans une pièce prémonitoire.
Mais dès la page 69, l’essayiste pose la question qui fâche : s’agit-il vraiment d’anticipation ou de coïncidence ? Et se livre à une analyse détaillée du roman de Michel Houellebecq «Plateforme», publié en 2002, dans lequel le héros Michel, ayant mis sur pied un réseau de tourisme sexuel, se trouve à Krabi, en Thaïlande, lorsqu’un survient un attentat à l’arme et à la bombe. Or «le 12 octobre 2002, un an après la parution du livre de Houellebecq […..], un terroriste nommé Iqbal entre dans le Paddy’s bar de Kuta, à Bali, en Indonésie.» Doit-on s’étonner que Houellebecq, grand connaisseur de l’Islam, ait décrit une scène d’attentat prémonitoire ? Les terroristes islamistes se seraient-ils inspirés de son livre ? S’agit-il de coïncidence ? De prédiction ? De prémonition ? D’un mélange des trois ?
L’auteur évoque ensuite «la loi de Murphy», affirmant «tout ce qui est susceptible de mal tourner arrivera», dont il fait grand cas, à cause de la faculté d’imagination des écrivains doués pour envisager le pire. Mais peut-on aussi évoquer des «univers parallèles», à l’instar des découvertes scientifiques des années 50, auxquels des êtres ultra sensibles auraient accès, même inconsciemment ?
Dans la dernière partie de l’ouvrage, «Conséquences», Pierre Bayard pousse les conséquences très loin : ceux qui nous gouvernent feraient bien de lire plus attentivement les écrivains anticipateurs afin de prévenir les catastrophes qu’ils prédisent (totalitarisme, attentats divers, guerre nucléaire totale). Ils devraient non seulement les prendre au sérieux, mais les associer à la conduite du pays !
De même devraient-ils prêter attention à certains peintres ou cinéastes. Ainsi le peintre allemand Ludwig Meidner, né à Berlin en 1884, a-t-il été obsédé par la Grande Guerre de 14-18 et préfiguré ses atrocités dans ses tableaux, tandis que Jean-Luc Godard annonçait à bien des égards Mai 68 dans «La Chinoise», réalisé en 1967.
Quid du naufrage du Titanic, qui donne son titre au livre ?
Il est présent tout du long, à travers des pages consacrées à deux personnalités américaines, l’écrivain Morgan Robertson (né en 1861) et le grand journaliste William Thomas Stead (né en 1849).
Ainsi débute le prologue : «L’écrivain américain Robert Robertson n’a jamais dissimulé qu’il s’était inspiré dans son roman « Futility », pour décrire l’odyssée dramatique de son navire imaginaire, le Titan, du naufrage du Titanic, survenu quatorze années plus tard.» Outre le nom prophétique du paquebot, les similitudes entre le navire imaginaire et le vrai, ainsi que les circonstances de la catastrophe fictionnelle et du vrai naufrage sont ahurissantes.
Décidément, comme le disent et prédisent les artistes, la démesure humaine est sans limites.
Lise-Bloch-Morhange
Bon Jour de nouvelle année à te lire avec plaisir Lise..
Tu m’as donné envie de lire ce livre. J’ai eu l’occasion d’apprécier Pierre Bayard lors des rencontres qui ont suivi l’exposition Carambolages au Grand Palais…
@ bientôt
Marie-Hélène
Les articles de Mme Lise Bloch Morhange sont toujours riches et passionnants.
Je vais commander immédiatement les ouvrages de Pierre Bayard.
Merci pour cette découverte
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