Concentré sur ses classeurs, Martin n’avait rien vu venir. Il s’était installé dehors, dans la cour de sa maison qui offrait une vue dégagée sur les prés, la rivière et la forêt. Il consultait depuis un moment des recherches en mathématiques qui dataient de ses années de jeunesse. Il s’y abandonnait avec délices comme dans une peinture abstraite. Un léger vent d’été faisait flotter ses cheveux blancs. Mais il n’avait rien vu arriver, rien entendu, si absorbé qu’il était nageant dans les chimères numéraires et les hypothèses à multiples inconnues. Devant lui se tenait un cerf.
L’animal le regardait de profil avec ses grands bois à la géométrie complexe. Ses flancs étaient trempés de sueur. Martin ôta ses lunettes pour mieux appréhender l’imprévu.
Il se sentait comme l’aviateur de Saint-Exupéry face au Petit Prince tandis que le cervidé le fixait sans intention claire. C’est alors que Martin entendit au loin la musique des cors, des trompes et l’aboiement des chiens. Il se leva lentement afin de ne pas effrayer l’animal dont la pose invitait à la prise d’initiative. Martin alla ouvrir l’un des grands battants de la grange à sa droite. Très naturellement, dans un style lent et digne qui évoquait l’école de Saumur, la bête y pénétra. « Ne bouge pas de là » lui dit familièrement Martin avant de refermer la porte.
A peine une dizaine de minutes plus tard, alors qu’il avait regagné sa table et ré-ouvert ses précieux classeurs, il fut rejoint par une meute de chiens, équipages en habits, suiveurs, porteurs de trompes et joueurs de cors. Ils étaient suffisamment nombreux pour déborder de la cour. Martin se leva et ôta derechef ses lunettes. Devant lui se tenait sur son cheval, le maître d’équipage en grande tenue, du moins dans la mesure où les faibles connaissances de Martin en matière de vénerie lui permettaient d’en juger. Du haut de son destrier, l’homme souleva légèrement une coiffe sans doute appropriée, lui indiqua que lui et sa suite étaient à la poursuite d’un cerf. Debout sur leurs pattes arrières, grattant des pattes avant sur le bois de la grange, les chiens pestaient contre l’obstacle.
Deux heures avaient passé et les négociations n’avançaient plus. Sauf le maître d’équipage qui avait déboutonné le haut de sa redingote et trois chiens qui se cherchaient mollement des noises, tout le monde était rentré déjeuner. Cela faisait bien longtemps que les deux hommes attablés devant un troisième pastis avaient abandonné la jurisprudence il est vrai limitée sur le droit de suite ou l’obligation de « servir » le gibier à la dague d’argent. Ils en étaient au sujet bien plus fiable du déficit de la sécurité sociale dont les abysses requéraient pour toute exploration des équipements spéciaux sans compter un tempérament étanche à la névrose.
Martin finit par disposer pour accompagner le vin rouge qui s’ensuivit des charcuteries sur la table et céda même aux chiens un vieux pâté de foie surmonté d’un reste de gésiers en salade. Avec le fromage, le franc Muscadet, acheva de diluer toute idée de chasse à courre, même pour faire des blagues. Les chiens étaient partis pour une sieste bien plus sérieuse où les fols rêves de gibier ne partaient pas si facilement en sucette mais au contraire se répétaient à l’infini dans un monde de viscères offerts à volonté. Quelques mouvements de pattes ou relèvements pavloviens de babines attestaient du bon déroulé des songes cynégétiques.
On savait maintenant que le maître d’équipage, cette fois passablement débraillé, s’appelait Jean-Edouard. Martin s’était levé pour aller chercher d’un pas lourd un rhum de cuisine en guise de digestif.
Et c’est alors que l’on entendit un brame venu de l’intérieur de la grange, un brame qui ne sentait ni la peur ni la saison des amours mais l’impatience et l’ennui. L’événement déclencha une sorte d’hilarité d’ivrogne chez les deux hommes qui évoquèrent l’hypothèse d’une envie de rhum chez le cervidé enfermé. Bras-dessus bras-dessous avec quelques écarts de droite et de gauche à peu près contrôlés, Jean-Edouard et Martin s’en furent ouvrir la porte, s’inclinèrent en se tenant chacun à l’un des deux battants et grognèrent un « après-vous » d’assez piètre effet.
Et le cerf s’en fût, en se bouchant mentalement ses fins naseaux. Il choisit d’aller au pas avec un mélange de soulagement et d’indifférence dans les yeux. Puis il sauta facilement une des clôtures et gagna enfin le bois au petit trot rejoindre sa biche et ses congénères en pleine réunion de crise.
PHB
très joli!
Une belle histoire pour débuter la journée. Merci, Philippe.
Superbe !
l’art de la nouvelle, c’est bien la concision. Elle est bien là, et bien faite. Et j’oserai dire : « dommage ! » car j’en aimerai encore de cet acabit !