«Ce fut sous le règne de François Hollande que ces personnages vécurent et se querellèrent».
Ainsi commence, à la façon d’un roman du dix-septième siècle, le livre d’Aude Lancelin, dans lequel elle évoque son éviction brutale de son poste de directrice adjointe de la rédaction du « Nouvel Observateur ». L’affaire a fait grand bruit au printemps dernier, provoquant le soutien de 80% de la rédaction et celui de grandes figures intellectuelles, des vraies, pas des bouffons médiatiques.
« Aude Lancelin virée pour avoir fait battre le cœur de «l’Obs» trop à gauche », titrait Libération le 19 mai 2016.
Tel est le cœur du problème, et la journaliste s’en explique de façon rigoureuse, usant d’un style superbe afin « d’ajouter la légèreté du romanesque à la vilenie bien réelle de certaines situations ».
A commencer par le titre du livre, « Le monde libre », qui reprend le nom (bien téméraire) de la holding constituée par les trois actionnaires majoritaires du journal « Le Monde » et du « Nouvel Obs ». Tout un symbole naturellement, qui dépasse le cas de la journaliste et de son éviction « pour l’exemple », alors même que la presse papier, la presse écrite comme on disait, bouleversée par l’informatique, est tombée aux mains des hommes d’affaires (7 milliardaires dirigent 95% de la presse française).
La journaliste a recours à des périphrases ou à des pseudonymes pour désigner certains des personnages bien réels de son roman vrai, notamment ceux du « Nouvel Observateur », mais ils sont assez transparents.
Dans le premier chapitre intitulé « Un ogre venu des télécoms », on n’a pas de mal à reconnaitre le trio actionnaire majoritaire: Pierre Bergé, la caution intellectuelle, et le « parvenu déjà tout crotté de méfaits » Xavier Niel himself, venu du Minitel rose. Le troisième larron, Matthieu Pigasse, dit « l’arlequin », en fait le bouffon de l’ogre, a droit à un portrait plus nuancé. Mais dès qu’on apprend qu’il a dû emprunter à l’ogre pour entrer dans le capital, tout est dit ou presque, puisqu’on découvre également qu’il est du genre à éprouver une « passion pour les jeux vidéo préférés des adolescents, tel Assassins’ Creed […] ».
« C’est à cet ogre-là, et à personne d’autre, que le vieux journal autrefois hardiment « de gauche », où j’étais entrée à l’âge de vingt-six ans, avait choisi de se donner en 2014 », poursuit Aude Lancelin. Pour elle, cette reddition de l’hebdomadaire, joliment rebaptisé « L’Obsolète », remonte à l’avènement de la « deuxième gauche », aujourd’hui incarnée par François Hollande. Elle brosse des portraits féroces des fondateurs, que ce soit Jean Daniel (alias «Jean Noël »), ou Claude Perdriel (alias « Claude Rossignel »), évoquant leur fascination pour les puissants, leur appétit de richesse, leur anticommunisme obsessionnel et leur incapacité à « passer la main ».
Avant d’en venir à ses propres aventures au sein de « L’Obsolète », elle nous livre en quelques pages des réflexions sur l’évolution du métier : « Le jeune journaliste doit déjà avoir la souplesse du vieux cuir. Il ne doit nullement s’émouvoir de voir son texte entièrement massacré et recraché à la hâte par un chef de service notoirement sans aptitudes ». Et cite Balzac : « Soyez dur et spirituel pendant un ou deux mois », ainsi que le débutant Lucien de Rubempré se l’entendait dire sous la Restauration ».
Le chapitre suivant, « Vous nous avez réveillés », est tout à fait savoureux, car elle nous conte comment tout juste embauchée en l’an 2000, elle se permet en parfaite innocence d’assassiner le dernier ouvrage d’« un académicien faiseur de best-sellers du « Figaro » ». Or elle découvre que l’académicien « était aussi l’intime de toute la gauche d’emprunt qui faisait alors la pluie et le beau temps dans le grand hebdomadaire où le sort m’avait placée ». (rappelons à ce propos que « Le Monde » a consacré cet été une enquête de plusieurs double pages à l’académicien au regard lavande !) Catastrophe et scandale ! Jean Joël , le « grand mamamouchi » en personne, l’appelle pour lui dire « Vous nous avez réveillés », mais pas question de passer la critique telle quelle.
Et Aude Lancelin de conclure : « Il y a quinze ans je les avais réveillés. Aujourd’hui, je les avais blessés ».
Entrent alors en scène plusieurs personnages, dont le rédacteur en chef Laurent Môquet (alias Laurent Joffrin, rebaptisé « Môquet » parce qu’il aime à rappeler qu’il habite près de cette station de métro populaire, comme l’a révélé Aude dans l’émission en ligne « Arrêt sur image » de Daniel Schneidermann). Et puis vient « Bernard », le philosophe à la chemise blanche adulé à «l’ Obsolète », et pour cause : « C’était en fait une pensée intégralement de droite, mais qui permettait de ne rien céder sur les postures de la gauche et de dispenser par le fait un nombre tout à fait remarquable de leçons de morale ».
Pas mal vu… Rien de plus « donneurs de leçons » que les Français de tous horizons…
Remarquant au passage « tandis qu’on me liquiderait un jour pour « extrémisme de gauche » c’est plutôt de « déviation droitière » que je m’étais vue soupçonnée au départ » (sa blondeur aidant !), la journaliste agrégée de philosophie revendique son adhésion aussi bien à Michel Houellebecq qu’à Alain Baudrillard ou Alain Badiou envers et contre tous les harcèlements subis au journal, et elle en vient aux « amis du journal », qui en prennent pour leur grade. Dont au passage Michel Rocard : « L’ex de la banque Rothschild (Macron ndlr) qui avait été porté à la tête du ministère de l’Economie, poupon au regard exalté que certains rêvaient de porter tout au sommet du pouvoir, trouvait néanmoins grâce à ses yeux. »
Puis de s’attaquer à l’historien Pierre Nora, autre « ami de la maison », fondateur de la revue « Le débat », formant avec les autres revues « Esprit » et « Commentaire » et la fondation « Saint-Simon », le « triangle des Bermudes de la pensée ».
Comment une simple journaliste, même directrice adjointe de la rédaction et belle femme blonde aux yeux bleus de surcroît, pourrait-elle faire le poids face à de telles sommités révélées ? Sans oublier les experts économiques venus tout droit du « Figaro », ou ce rédacteur en chef familier des Le Pen dans leur fief de Saint-Cloud.
Ou encore la vénération de toute la gauche, donc de « l’Obs », au maître penseur réactionnaire Alain Finkielkraut : « La glissade vers la droite de tout le spectre intellectuel et politique était continue, d’une profondeur inouïe ». On touche là au cœur du livre.
C’est alors qu’intervient début 2010 « l’affaire Botul ». Rappelez-vous : Aude Lancelin révèle dans « l’Obsolète », pardon le « Nouvel Obs », que Bernard-Henri Lévy, dans son dernier opuscule vitupérant Kant, se réfère à un certain Botul, qui n’a jamais existé que dans l’esprit d’un journaliste du « Canard Enchaîné » ayant imaginé dix ans plus tôt une pochade intitulée « La vie sexuelle d’Emmanuel Kant ». Tous les étudiants en philosophie savent qu’il s’agit d’un faux. La journaliste se dit que cela fera rire quelques lecteurs. Mais ô stupeur, les médias français puis étrangers en font des gorges chaudes, et voilà le fat couvert de ridicule dans le monde entier.
Chacun sait que le ridicule peut tuer, mais si le fat fut quelque temps désarçonné, en réalité ce sera surtout la journaliste qui subira les conséquences de sa témérité à beaucoup plus long terme.
Nous sommes maintenant quatre mois après la tuerie de « Charlie Hebdo », en mai 2015, lorsque le redoutable polémiste de gauche Emmanuel Todd publie « Qui est Charlie ? », basé sur une fine analyse sociologique des foules défilant dans la France entière. Il en réserve la primeur journalistique à son amie Aude, et l’hebdo titre en première de couverture : « Le 11 janvier a été une imposture », le rédacteur en chef n’ayant tout simplement pas mesuré la portée de la provocation.
On imagine la fureur des bien pensants de tous bords.
Pour Aude Lancelin, ce sera cette fois le début de la fin, et elle raconte cette mise à mort dans les pages et chapitres suivants à sa façon percutante, convoquant cette fois « La duchesse de Langeais » : « C’était une femme, maintenant ce n’est rien. Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-là dans la mer… ».
Lise Bloch-Morhange
« Le monde libre », Aude Lancelin, LLL Les Liens qui libèrent
Chère Lise,
le journaliste du Canard auteur de La Vie sexuelle de Kant est Frédéric Pagès.
Et ce n’est pas une « pochade » mais une étude très sérieuse. Appartenant moi-même à l’illustre confrérie des amis de Jean-Baptiste Botul, je vous renvoie à tous nos travaux pour en savoir plus sur ce philosophe de tradition orale qui, s’il n’a laissé aucun écrit, n’en est pas moins philosophe. Un grand philosophe dont il faut remercier BHL d’avoir contribué à faire connaître la non-existence