Le 7 octobre dernier, la Maison de la Radio nous conviait dans son auditorium au « Roméo et Juliette » de Berlioz interprété par l’Orchestre Philharmonique de Radio France et du chœur maison sous la direction du maestro finlandais Jukka-Pekka Saraste.
Moins connu que l’opéra éponyme de Gounod, l’oeuvre de Berlioz est pourtant d’une invention étonnante. Ce qui n’a rien d’étonnant venant de cet inventeur stupéfiant qu’était Berlioz. Il s’est amusé, peut-on dire, à traiter l’épisode légendaire des deux amoureux de Vérone essentiellement en symphonie dramatique (très peu d’arias), expliquant que «les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement et par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d’expression».
Le programme nous raconte d’ailleurs, sous la signature de Christophe Dilys, la scène suivante : le 16 décembre 1838, un Berlioz épuisé se trouvait dans sa loge après avoir dirigé la « Symphonie fantastique » et « Harold en Italie », quand surgit le violoniste virtuose Niccolò Paganini « ému et gesticulant », qui malade du larynx et parlant par la bouche de son fils, assure que « s’il ne se retenait pas il se mettrait à vos genoux pour vous remercier ». Et Paganini d’entrainer Berlioz sur la scène, de se mettre à genoux et de lui baiser les mains. Le surlendemain, le compositeur reçoit une lettre de son admirateur lui promettant 20.000 francs. C’est ainsi que Berlioz acquit la reconnaissance bienvenue d’un pair illustre, qu’il put régler ses dettes et placer le reste « chez Rothschild à 4% d’intérêt » (sic). Puis la bourse pleine et l’esprit (relativement) apaisé, ce créateur tourmenté se consacrera à l’élaboration de « Roméo et Juliette » en s’inspirant notamment de la partition de la « Neuvième symphonie » de Beethoven.
Il paraît que Berlioz fut désolé de ce que son bienfaiteur ne put jamais entendre cette oeuvre à la structure des plus originales (Paganini mourra dès 1840 de sa maladie du larynx), où l’on va d’étonnement en étonnement, et bientôt en ravissement: introduction orchestrale vibrante (le chef dansant sur place) puis prologue réunissant contralto (en fait mezzo-soprano), ténor solo et « petit chœur », comprenant l’air fameux « Premiers transports que nul n’oublie ! », souligné par la harpe. Premiers accents de poésie et de rêve, quand soudain la mélodie se fait cris et déchirements, comme Berlioz sait si bien le faire.
La mezzo-soprano Géraldine Chauvet a bien exécuté ce crescendo, mais elle ne pouvait pas faire oublier l’interprétation référence de l’immense chanteuse que fut l’américaine Shirley Verrett, la plus grande mezzo au monde des années soixante et soixante-dix, qui a beaucoup chanté avec Montserrat Caballé (écouter cet air dans son CD Shirley Verrett in Opera, RCAVictor). Shirley Verrett devait d’ailleurs participer à l’inauguration de l’Opéra Bastille en 1990 en interprétant Didon des « Troyens » de Berlioz.
Par comparaison, le 18 septembre 2014, au Théâtre des Champs-Elysées, lors d’une représentation de l’œuvre par l’Orchestre National de France, la magnifique jeune mezzo française Marianne Crébassa avait su nous donner le frisson dans cet aria unique, dans les deux sens, puisque c’est la seule réservée à la chanteuse. De même que le ténor ne dispose que du Sherzetto qui suit, interprété le 7 octobre dernier avec tout l’esprit qu’on lui connaît par Yann Beuron.
Et puis vinrent les grands moments des chœurs, d’abord le « Petit chœur » posté derrière les musiciens, sur la gauche de la scène en demi lune au parquet de bois clair si lumineux.
Un peu plus tôt, en prenant place dans la salle de chaud bois et de lumière, on s’était senti impressionné, comme toujours lorsque les chœurs vont se produire, d’apercevoir les trois grandes stalles vides (appelées corbeilles) qui lui sont réservées au-dessus de l’orchestre, suspendues dans le vide. Elles s’emplissent soudainement, à la seconde, de la foule des choristes en noir, masse triplement imposante. Leur seule apparition, silencieuse et multiple, est un spectacle en soi.
Succédant au «Petit chœur » exhortant à la réconciliation, vint le moment des « Deux chœurs » des Capulets évoquant gaiment le bal, « Tra la ala la la », puis le Chœur des Capulets pleurant Juliette. Puis au début du finale, les Chœurs des Capulets et des Montaigus ensemble, chœur admirablement interprété par la centaine de musiciens-choristes « en tutti », et ce fut un des plus beaux chœurs funèbres qu’on puisse entendre et pour moi le plus beau moment de cette soirée.
Le père Laurent s’est alors mêlé aux chœurs, dévoilant qu’il avait hélas marié les deux amoureux. Le rôle était tenu par le baryton hollandais de belle prestance Henk Neven, qui allait dialoguer avec le chœur jusqu’à la fin. Mais il n’a pas vraiment cherché à rivaliser avec ce puissant chœur, et c’est dommage…
Le programme nous indique que ce soir là, le chœur avait été préparé par le suisse Nicolas Fink, car les grands chœurs eux aussi, comme les orchestres, font appel à des musiciens extérieurs prestigieux. Sur le plan quotidien, le seul chœur symphonique professionnel français officiant pour les deux orchestres maisons (Le Philhar et le National) comme avec la Maîtrise de Radio France, a pour directeur musical la jeune et jolie suédoise Sofi Jeannin nommée depuis 2015 directeur musical du chœur. Elle dirige également depuis 2008 la fameuse maîtrise de Radio France. Avec ses deux écoles (au lycée La Fontaine depuis 1946 et à Bondy depuis 2007) et ses quelque 180 élèves, la maîtrise célèbre cette année son soixante-dixième anniversaire, donc multiples réjouissances au programme pour elle comme pour le chœur.
Vingt ans après la création de sa symphonie dramatique, Berlioz devait recevoir une certaine partition avec cette dédicace : « Au cher et grand auteur de « Roméo et Juliette », l’auteur reconnaissant de « Tristan et Isolde ».
Et c’est précisément avec « Tristan et Isolde » de Wagner que s’est ouverte, samedi 8 octobre, la série Live from the Met qui diffuse en direct (sauf exception), dans des cinémas du monde entier, une sélection de productions de la saison du Metropolitan Opera de New York.
Eh bien je dois avouer qu’à vingt-quatre heures de distance, j’ai préféré largement Berlioz à Wagner. J’ai bien sûr aimé la merveilleuse soprano allemande Nina Stemme au regard si intensément bleu, au visage si splendidement dramatique, dans le rôle d’Ysolde, mais le reste m’a semblé bien lent, y compris la pesante mise en scène, et malgré la belle direction de sir Simon Rattle.
A ce propos, cette année, les éditions Buchet Chastel ont édité en français, traduit de l’italien, un livre d’entretiens entre Daniel Chéreau et Daniel Barenboïm, Dialogue sur la musique et le théâtre, à propos du « Tristan et Isolde » qu’ils avaient monté ensemble à la Scala en 2007. Parmi mille choses, les deux artistes soulignent notamment les dangers de « l’interprétation » d’une œuvre par rapport à sa « réalisation ». Ce qui m’a fait penser hélas, à bien des mises en scène contemporaines bien trop « interprétatives »…
Lise Bloch-Morhange
A noter l’extraordinaire « Petite messe solennelle » de Rossini le 30 octobre à l’auditorium
Et, lors du week-end « Y Viva Espana », le concert « Turina, Ravel, Rodrigo » du 22 octobre à l’auditorium