Enfer et damnation à Paris, Place Colette! Après l’immense succès rencontré au dernier Festival d’Avignon et un retour non moins médiatisé, après vingt-trois ans d’absence, dans l’illustre Cour d’honneur du Palais des Papes, la troupe de la Comédie-Française présente actuellement “Les Damnés” Salle Richelieu et ce, jusqu’au 13 janvier. Mis en scène par Ivo van Hove, ce spectacle est non pas l’adaptation du film culte de Luchino Visconti, mais une mise en scène du scénario pour le théâtre, comme tient à le préciser l’artiste belge. Il a travaillé exclusivement sur le texte - rappelons que “Les Damnés” valurent à Visconti l’Oscar du meilleur scénario en 1969 – et souhaité s’éloigner de l’esthétisme du réalisateur italien, pour un spectacle plus brut.
D’ailleurs, ne nous y trompons pas, ces Damnés-là sont plus shakespeariens que viscontiens. Et si Sophie von Essenbeck, manipulatrice experte, est une Lady Macbeth en puissance, cette famille Krupp revisitée est l’incarnation du Mal dans toute son horreur, celui qui sourd depuis des siècles déjà parmi les Atrides. Le spectateur n’en sortira pas indemne.
De quoi s’agit-il ? Le 27 février 1933, la famille von Essenbeck, propriétaire d’importantes aciéries dans la Ruhr, se réunit pour célébrer l’anniversaire du patriarche, le Baron Joachim (Didier Sandre). L’annonce, au cours du dîner, de l’incendie du Reichstag à Berlin, mène alors ce dernier à déclarer sa volonté de rapprocher l’entreprise familiale du parti nazi, parti dont la puissance ne fait que s’affirmer de jour en jour. Ce choix, dicté par un intérêt purement économique, contraint Herbert Thallman (Loïc Corbery), neveu de Joachim, directeur adjoint des usines et fervent opposant au national-socialisme, à démissionner au profit de Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydès), second fils du Baron et membre des S.A.
Sophie von Essenbeck (Elsa Lepoivre), veuve du fils aîné de Joachim, et son amant Friedrich Bruckman (Guillaume Gallienne), tous deux proches des S.S. montent alors un plan machiavélique pour s’emparer des usines : dans la nuit, Friedrich tue le vieux Joachim avec le revolver d’Herbert, faisant ainsi porter l’accusation sur ce dernier et le contraignant à la fuite.
Martin (Christophe Montenez), fils de Sophie, jeune homme perturbé et fragile, totalement sous l’emprise de sa mère, hérite de la présidence de la société et la confie à Friedrich. La nuit des Longs Couteaux, du 29 au 30 juin 1934, au cours de laquelle sont perpétrés les assassinats des S.A. par les nazis, éloigne définitivement Konstantin de la gouvernance. Pris dans le tourbillon de l’histoire, dans un engrenage infernal de lutte effrénée pour le pouvoir, mêlant tout à la fois violence et folie, la famille von Essenbeck ira droit à sa perte.
Comme dans les tragédies de Shakespeare, on voit les protagonistes disparaître les uns après les autres dans un bain de sang. Très peu en réchapperont.
Ce spectacle, on ne peut plus dérangeant et singulier, est une belle réussite. Le spectateur, à qui l’on refuse le noir complet et confortable de la salle pour mieux l’impliquer dans le drame qui se déroule devant lui, en ressort secoué comme après une séance d’électrochocs. Violemment pris à témoin, il ne peut rester neutre ou indifférent.
Saluons tout d’abord la débauche de moyens et d’inventivité mise au service de ce spectacle : caméras sur scène, cadreurs suivant les acteurs, en coulisses et sur scène, pour les filmer au plus près, écran vidéo fonctionnant comme une loupe, images pré-filmées se mêlant à la captation au présent, archives “mythiques”… Parfois, l’illusion mène volontairement à la confusion, notamment lors de la course folle de Sophie von Essenbeck à travers les moindres recoins du théâtre à la recherche de son fils Martin. Ces projections alternent les instants intimes, les scènes de groupes (filmées en plongée sur un revêtement orange au sol) et les moments historiques (l’incendie du Reichstag, les autodafés, le camp de Dachau…). L’évocation des autodafés est un moment particulièrement poétique et glaçant au cours duquel, devant l’image d’une montagne de livres en flammes, le comédien Clément Hevieu-Léger traverse le plateau tout en égrenant, telle une litanie, les titres de ces chefs-d’œuvre de la littérature mondiale.
La scénographie de Jan Versweyveld, très efficace, n’est pas en reste. Côté jardin, des tables de maquillage équipées de miroirs où les comédiens se changent à vue, côté cour, des cercueils dans lesquels la plupart termineront inexorablement. Ces actions se déroulent sous nos yeux tels des rituels immuables.
La musique est très présente dans “Les Damnés” et riche en références. On y retrouve des musiques considérées comme “dégénérées” (Stravinski, Schoenberg) ou d’autres revendiquées par les nazis (Beethoven, Wagner). Dans les moments de cassure, Eric Sleichim a choisi de faire appel au groupe de metal allemand Rammstein, dans des tonalités particulièrement dures et agressives. A noter cependant quelques moments de grâce : le solo magnifiquement interprété par Günther (Clément Hevieu-Léger) à la clarinette, lors de la fête donnée en l’honneur du patriarche au premier acte, où il reprend le thème d’un des « Quatre Derniers Lieder » de Richard Strauss et, pour le final, l’interprétation par Sylvia Bergé, dont la voix n’est plus à louer, du « Klaglied » de Dietrich Buxtehude.
Les comédiens sont tous, sans exception, extraordinaires. Christophe Montenez, remarquable et méconnaissable, fait oublier le Helmut Berger du film de Visconti. Sa décadence est nuancée et son personnage d’une grande complexité, jusqu’à la scène finale, magnifique et insoutenable. Denis Podalydès se montre totalement décomplexé et nous amuse un temps dans cette scène d’orgie burlesque, annonciatrice du drame à venir. Précisons d’ailleurs que la nudité qui pourrait choquer certains n’a ici rien de gratuit. Eric Génovèse, dans le rôle de Wolf von Aschenbach, est peut-être le plus terrifiant : nazi dans l’âme, il a adhéré totalement à cette idéologie et rien ne pourra l’arrêter. Froid et calculateur, il continue d’avancer, brisant tout sur son passage. Loïc Corbery, interprète de Herbert Thallman, est le seul personnage humaniste et lumineux de l’histoire. Même s’il est le premier broyé par l’Histoire, il n’a jamais abdiqué, ni renoncé à ses convictions. Tant qu’il y aura des Herbert Thallman, peut-être un espoir est-il encore possible, aimons-nous à penser.
Avec “Les Damnés”, le directeur artistique du Toneelgroep d’Amsterdam dépasse le caractère historique de l’œuvre et tend vers une universalité qui résonne tragiquement avec notre actualité contemporaine. Un spectacle à voir et à penser.
Isabelle Fauvel
Du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017 à la Comédie-Française, Salle Richelieu : “Les Damnés” de Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli (adaptation), mise en scène Ivo van Hove
Autres mises en scènes de Ivo van Hove à voir cette saison à Paris :
Du 10 au 17 novembre 2016 aux Ateliers Berthier Odéon Théâtre de l’Europe
Du 4 janvier au 4 février 2017 aux Ateliers Berthier Odéon Théâtre de l’Europe, reprise de “Vu du pont” d’Arthur Miller, mise en scène Ivo van Hove
Guillaume Gallienne reprenant le rôle de Dirk Bogarde… Un peu comme François Hollande dans les pas de Mitterrand, non ?
À quand « Le Corniaud » à la Comédie Française ?
Pour info, « Les Damnés » doit beaucoup, comme tous les scénarios de Visconti ,à Enrico Medioli. l’un des plus grands scénaristes italiens avec Tonino Guerra et Cesare Zavattini.
Mais « Les Damnés » trouve son origine dans un film magnifique (plus magnifique que Les Damnés) : « les quatre cavaliers de l’apocalypse » de Vincente Minnelli.
Les scénaristes de Minelli ont adapté à la seconde guerre mondiale le roman de Blasco Ibanez déjà porté à l’écran par Rex Ingram (premier converti à l’Islam d’Hollywood) avec Rudolph Valentino..
C’est dire, pour que l’adaptation théâtrale des « Damnés » ait eu un quelconque intérêt, autre que formel , il eut fallu que le film soit adapté dans un contexte moderne… Mais, bon, dénoncer les marchands de canon du jour, qui possèdent d’ailleurs des théâtres, serait bien plus courageux que ce théâtre pour esthètes fatigués qui ne raconte rien de nouveau et entretient le « fumier » sur lequel prospère l’arrêt définitif sur le IIIe Reich, comme incarnation du « Mal »… « Les Damnés » d’Ivo van Hove est au théâtre ce que « Les Bienveillantes » était à la littérature…. Tout ça donne envie de faire l’autruche et de s’en aller voir une comédie avec Chantal Ladesou en oubliant Alep ou le Yemen…
Je suis plutôt d’accord avec Philippe Person, j’ai vu ces « Damnés » retransmis à la télévision lors du festival d’Avignon et n’ai pas été très impressionnée.
Effectivement, le magnifique film de Vincente Minelli est bien autre chose que ces « Damnés » hystériques, comme si l’hystérie tenait lieu de création.
J’ai vu et été au 4° rang de la cour d’Honneur, « les Damnés », pour le compte de La Marseillaise..j’ai adoré. J’ai aimé cette vision totale avec les loges , les cercueils et la scène avec son immense écran qui nous transmet les détails, nous plonge dans la tragédie.
L’interprétation est somptueuse etc, etc…mais pourquoi me parler de Visconti, du pourquoi et du comment, ce qui compte c’est ce qui est montré, un point c’est tout. le reste c’est baratin et compagnie sans intérêt.