La scène se passe dans une brasserie fort connue des alentours de l’hôtel Drouot. Le serveur apporte un suprême de volaille accompagné d’un gratin de macaronis. La proportion doit correspondre à une recommandation de repas pour mannequin exigeant. La volaille est recouverte d’un vague glacis qui vaut accommodement. Il n’y a pas de sauce. Il n’y a plus de sauce. Année après année, les sauces ont disparu des tables. Un fait de société qui en dit long.
Dans « Le bouclier Arverne » quand « notre ancêtre » Abraracourcix s’en va en cure, il dévore à chaque étape. On le voit déverser un plein pichet de sauce sur son poulet en disant à ses compères Astérix et Obélix, « un peu de sauce ne peut faire que du bien ». Mais ça c’était avant ou du moins jusqu’à la seconde guerre mondiale. La sauce s’en est allée et avec elle, les belles saucières emplies à ras bord, disposant d’un bec pour le gras et d’un bec pour le maigre. Quant au maître saucier à la Guillaume Tirel dit « Taillevent » (1312-1395), sa tombe est à Saint-Germain en Laye et ses successeurs pointent à Pôle Emploi. Ma saucière bien-aimée est au clou.
Ah où sont les jus de viande, les coulis, les moulinés de légumes variés, les beurres pommadés, les émulsions savantes qui nous donnaient les sauces « Colbert », « Figaro », « ravigote », « antiboise », « maître queux », « Mornay », Nantua », « poulette », « Soubise », « Cardinal », « princesse », « crapaudine », « duchesse », « Joinville », « Bercy », « Pompadour », « Richelieu », « Chambord », Châteaubriand », « Robert », « Matelote », « Périgueux » et autres « Madère » ? Tout un carrousel qui faisait saliver rien qu’à en entendre l’énoncé. Des noms qui promettaient l’abondance, la générosité.
Peste soit de la tendance diététique qui nous fait tout manger sec comme une fine tranche de saucisson servie en apéritif. Nous attendons le retour des sauces avant la fin des temps. De façon à en profiter un peu d’ici l’échéance fatale qui nous privera de toute façon d’une belle mort au cholestérol.
In memoriam les repas de famille où trônaient pas moins de deux saucières grâce auxquelles il était possible de napper jusqu’aux limites de l’ensevelissement un pilon de poularde de Bresse ou une belle chair de brochet dans toute sa longueur. L’absence de sauce était alors inenvisageable, considérée comme une faute, une volonté de punition où l’expression d’une pénitence sévère. Elles étaient tellement bonnes ces sauces qu’en est né le verbe saucer, action proscrite chez les gens bien élevés qui consistait à nettoyer son assiette en épongeant chaque particule de la divine matière avec un bout de pain frais. Il n’y avait plus qu’à se rincer la bouche avec un verre de Bordeaux du genre Pauillac ou Fronsac directement fourni par le grand-père et chacun pouvait alors constater sans esprit d’huissier combien était grande la satisfaction des convives. Ventre rond ou morne plaine.
Le jour du suprême de volaille dans cette belle brasserie parisienne, un 11 octobre précisément, les deux voisins de table avaient commandé du turbot qui figurait sur l’ardoise comme plat du jour. On leur a servi comme ça, juste un tronçon de poisson, comme une masse charnelle, un bout de cadavre tout juste recouvert de sa peau et rien, mais alors rien, ni autour ni dessus, en guise d’apprêt. Forcément ils parlaient de politique et même de primaires si la mémoire parle juste. Alors qu’avec une bonne sauce et quelques champignons ou légumes coupés bien fins, ils auraient pu emprunter d’autres voies, s’essayer à des sujets plus légers, polissons, des thèmes plus tendres voire littéraires. Les sauces de la vie, quoi. Mais non c’était du « et toi tu vas y aller au primaires de la droite ? Moi c’est décidé j’irai voter Juppé ». Une conversation de type tiramisu.
Finalement on a demandé l’addition sans dessert ni « café gourmand ». Paiement sans contact. Le pourboire nous est complètement sorti de la tête.
PHB
Et connaissez vous la sauce « pauvr’homme » ?
Je n’ai jamais su si c’était pure invention de ma grand-mère laquelle était une fine cuisinière. Hélas la recette de ladite sauce est perdue avec elle. Il m’a fallu de longues années, de l’enfance à l’âge adulte, pour savoir comment écrire ce « povrome »de mon enfance. Pourquoi ? Hé bien figurez vous que cette sauce était réalisée à partir de miettes de pain rassis, accommodées avec ail, persil et autres secrets, faite donc d’ingrédients de pauvre ! Elle accompagnait des rotis de veau, lesquels étaient dotés d’une tendresse et d’une onctuosité aujourd’hui oubliées.
Merci pour ce réveil qui éveille les papilles
Philippe,
votre article, avec l’allusion à la primaire (vraiment primaire) de la droite, nous permet de comprendre pourquoi la sauce politique ne prend plus…
Je trouve vraiment très éclairante votre affirmation selon laquelle la sauce est une victime de la seconde guerre mondiale… Je vous recommande sur le sujet un livre étonnant « Cuisine et restrictions » du fameux gastronome Edouard de Pomiane, qui, à peine un an après la défaite de 40, donnait des « recettes » aux ventres affamés qui ne pouvaient pas profiter du marché noir… Vous y verrez, par exemple, le triomphe de la sauce à l’eau !
Ce récit aurait pu être écrit par Philippe Muray (Après l’Histoire) qui décrivait avec tant de pertinence notre situation…après l’histoire
C’était mieux avant, y a pas de doute ! Surtout quand la sauce était livrée à part : t’en mets ou t’en mets pas, et ça change le mets !
Quel charmant article! il est vrai qu’à la vue de la saucière nos narines frémissent (souvent la sauce sent bon), nos yeux brillent, et puis, involontairement, une calculette se met en marche dans notre tête: calories, cholestérol, artères bouchées…aïe! aïe! aïe!
La mort dans l’âme, nous repoussons la tentation, les progrès de la science ont tué la saucière.
Je retiens pour le annales des Soirées de Paris: « On leur a servi comme ça, juste un tronçon de poisson, comme une masse charnelle, un bout de cadavre tout juste recouvert de sa peau et rien, mais alors rien, ni autour ni dessus, en guise d’apprêt. » Bon appétit. Et oui , sauf si l’on, se conjugue en végétarien, que l’on digère le peu qu’il reste à à avaler façon végétalien qui pense faire bombance au premier radis croqué, comment, pour les autres, ne pas craquer à la simple idée d’un plat de nos parents. Qui n’a pas fondu devant les fameuses « cailles en sarcophage » du film « Le festin de Babette » trésor hélas inaccessible. A titre de curiosité, voici la liste des mets à réunir avant même d’avoir joué du piano, sorti la salamandre ou pressé le chinois. 8 cailles désossées (à l’exception des jambes et des ailes), réserver les os, 500 gr de pâte feuilletée, 1 jaune d’œuf battu avec 2 cuillères à soupe d’eau: sel, poivre moulu fraîchement , 6 cuillères à soupe de Cognac , 75 gr de truffes noires hachées , 250 gr de foie gras d’oie frais de préférence 5 cuillères à soupe de beurre doux , 3 échalotes hachées , 1 tasse de vin blanc sec, 4 tasses de fond de volaille, * 2 cuillères à thé de maïzena dissoutes dans 2 cuillères à soupe de vin blanc, 8 gros champignons avec de grands chapeaux, 1 cuillère à thé d’huile d’arachide… La cuisine saucière de nos anciens se mérite non?
Joli article d’une grande pertinence. J’ai une seule restriction, sur la date : si je me fie à la remarquable analyse des fiches-cuisine de Elle dans Mythologies, le « nappé » était encore majoritaire vers la fin des années 50-début des années 60. Il a fallu l’apparition de Twiggy pour que la sole se serve sans meunière. On a pourchassé le gras, puis le moelleux, puis le goûteux. Le culte du « produit » tue en ce moment la cuisine, alors qu’il avait été pensé à l’origine par les gastronomes comme un instrument d’anéantissement du sous-produit.
Par ailleurs, certaines sauces ont malheureusement résisté — par exemple la sauce au poivre avec laquelle les brasseries camouflent l’indigence gustative du steak, trop souvent issu d’une vache tuée trop tôt, et le caractère surgelé des frites.
Je possède cinq saucières d’autrefois dont une malheureusement avec deux becs identiques, sans le goulot permettant de séparer le gras du maigre. Ce goût m’est venu avec la nostalgie du temps passé et de l’enfance, quand j’étais privée de toute matière grasse à Lyon, en zone dite libre, sans beurre, crème, viande, etc. mais avec des tickets de rationnement. Je m’en sers encore parfois.
Hélas, les sauces existent encore dans les plats préparés, congelés, etc…
Et là, les sauces…. on s’en passerait!