Tous les regards sont actuellement tournés vers l’Amérique. Le résultat des élections présidentielles, le 8 novembre, déterminera de son avenir et, indirectement, de celui de la planète, dans les prochaines années. Espérons que cet avenir soit clément.
Trois très belles expositions qui se sont tenues dernièrement à Paris – et dont la dernière court toujours – nous ont montré le visage d’une Amérique libre et anticonformiste, à contre-courant des modes et du carcan de la société de consommation : l’exposition que consacra la Cinémathèque au cinéaste indépendant Gus Van Sant ( Palme d’or au Festival de Cannes en 2003 avec “Elephant”), celle de la Philharmonie au désormais mythique groupe de rock The Velvet Underground et, la dernière, au Centre Pompidou, à la “Beat Generation”, mouvement littéraire et artistique né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Né en 1952, cinq ans avant la publication du roman fondateur de la Beat Generation “Sur la route” de Jack Kerouac, Gus Van Sant est à coup sûr un enfant de la culture “Beat”. La route, le déplacement, le voyage, la nature, mais aussi la défense des minorités, l’expérience de la drogue, l’importance de la musique…, thèmes développés par la Beat Generation, sont très présents dans son œuvre cinématographique. La pratique de différents médiums artistiques (cinéma, peinture, photographie et musique) en fait, par ailleurs, un artiste on ne peut plus intéressant.
Gus Van Sant fit la connaissance de son idole William S. Burroughs (1914-1997), l’un des pères spirituels de la Beat Generation, en 1975, à New York. Par la suite, il collabora à de nombreuses reprises avec le poète. Certaines de ces collaborations sont absolument remarquables telles que, par exemple, le court métrage “The Discipline of DE” (1978) – “DE” signifiant “Do Easy” (Faire facilement) -, une adaptation du récit éponyme de Burroughs, savoureuse parodie sur la maîtrise de soi ou encore le court métrage “A Thanksgiving Prayer” (1991) dans lequel l’écrivain récite son poème, remerciant avec cynisme et non sans humour le Ciel pour tous les maux que subit l’Amérique. En 1989, Burroughs avait, par ailleurs, participé en tant qu’acteur à “Drugstore Cowboy”, le premier grand succès critique et commercial de Gus Van Sant, interprétant avec talent un prêtre défroqué et toxicomane. En 2001, quatre ans après la mort de Burroughs, le réalisateur exposera, au Portland Art Museum, comme un ultime hommage, les portraits qu’il fit de ce dernier.
William S. Burroughs ne fut pas le seul père fondateur de la Beat Generation à collaborer artistiquement avec le cinéaste. En 1997, celui-ci réalisa le court-métrage “Ballad of the Skeletons” dans lequel Allen Ginsberg (1926-1997) récite son poème, accompagné musicalement par Paul McCartney, Lenny Kaye et Philip Glass, dans lequel il fustige les figures tutélaires de l’Amérique. Rappelons qu’en 1997, le réalisateur avait dédicacé son film à succès “Will Hunting” aux deux auteurs tout juste disparus.
Walt Curtis, poète, romancier et peintre américain né en 1941, proche des pères de la Beat Generation, fut aussi une source d’inspiration pour Gus Van Sant. “Mala Noche”, son court récit autobiographique, fut le sujet du premier long métrage du cinéaste qu’il adapta en 1985. Le visiteur ne s’y trompait pas qui, dès l’entrée de l’exposition, était accueilli par deux magnifiques portraits géants de William S. Burroughs et de David Bowie réalisés par le cinéaste-photographe, David Bowie pour lequel Gus Van Sant réalisa d’ailleurs un clip. La musique est indissociable du cinéma du réalisateur tout autant que de la culture Beat. Dans “Last Days”, il imagine ainsi les derniers jours du chanteur Kurt Cobain avant son suicide. Il y rend notamment hommage au Velvet Underground avec l’un des morceaux cultes de leur premier album,“Venus in Furs”.
L’exposition “The Velvet Underground New York Extravaganza”, elle, s’ouvrait sur un poème d’Allen Ginsberg placardé en grand sur le mur de l’entrée et dans lequel le poète s’en prenait une fois de plus à l’Amérique réactionnaire, ségrégationniste et homophobe d’après-guerre. A proximité se tenaient deux gigantesques mosaïques d’écrans, l’une représentant l’Amérique glamour magnifiée par les médias et son cinéma hollywoodien, l’autre, une Amérique bohème, pacifique et contestataire, avec notamment des portraits des poètes de la Beat Generation. Le Velvet se positionnera immédiatement du côté de cette dernière, abordant dans ses chansons des thèmes comme les drogues dures, la sexualité en tout genre (homosexualité, travestissement, sadomasochisme…), la défense des minorités, la liberté de pensée…, rejetant d’emblée une Amérique où l’on tentait encore de “soigner” les tendances homosexuelles par électrochocs comme Lou Reed, l’un des deux initiateurs du groupe, en fit cruellement l’expérience au sortir de l’adolescence.
Créé en 1965, à New York, par le poète rock Lou Reed donc et le pianiste et altiste virtuose John Cale, rejoint à la guitare par Sterling Morrison et à la batterie par Angus MacLise, puis Maureen Tucker, le Velvet Underground vécut une carrière éclair et non moins fulgurante (1965-1970). En digne héritier de la Beat Generation et avec seulement quatre albums – “The Velvet Undergroung & Nico” (1967), “White Light/White Heat ” (1968), “The Velvet Underground” (1969) et “Loaded” (1970) – le groupe imposa sa liberté artistique, ses expérimentations sonores avant-gardistes et un son unique et rugueux né de la guitare saturée de Reed, radicalement opposé aux préférences de l’époque. Le Velvet ne rencontra cependant qu’un succès minime, les ventes ne suivant pas. Les années passant, il est pourtant devenu l’objet d’un culte qui perdure encore aujourd’hui, considéré comme le pionnier du punk et du rock indépendant. En 1996, ultime récompense, il fut intronisé au Rock and Roll Hall of Fame.
On l’aura compris, le groupe a été fortement influencé par la Beat Generation. L’exposition que consacre le Centre Pompidou jusqu’au 3 octobre à ce mouvement s’avère d’ailleurs passionnante de bout en bout. Son exhaustivité incite même à plusieurs visites. De la fin des années 40 à la naissance du mouvement hippie, en passant par mai 68 et l’opposition à la guerre du Vietnam, de New York à Paris, avec des détours par San Francisco, le Mexique et Tanger, elle nous raconte, à travers plus de 500 œuvres ( livres, revues, photographies, dessins, peintures, collages, films expérimentaux, musique… ), l’histoire d’un mouvement culturel aujourd’hui considéré comme l’un des plus importants du 20ème siècle.
Pour mémoire, la Beat Generation est née à l’initiative de William Burroughs, Allen Ginsberg et Jack Kerouac qui se rencontrèrent à la Columbia University, à New York, en 1944. Par la suite, le mouvement s’élargit – rejoint par Gregory Corso, Peter Orlovsky et d’autres – et se déplaça, gravitant un temps autour de la librairie et maison d’édition du poète Lawrence Ferlinghetti City Lights à San Francisco, puis également à Paris au “Beat Hotel”, endroit plutôt miteux situé au 9, rue Gît-le-Cœur dans le Quartier latin. “Beat, c’est à dire dans la dèche, mais remplis d’une intense conviction” selon Kerouac.
“Howl”(1956), le long poème en prose d’Allen Ginsberg, et “Le Festin Nu”(1959), le roman de William S.Burroughs développé initialement avec la technique du “cut-up”, scandales littéraires aussitôt condamnés pour obscénité sont, avec le roman de Kerouac, les œuvres emblématiques de la Culture Beat. En allant à l’encontre de la société puritaine et étriquée de l’époque, en rejetant la société de consommation et en s’opposant au maccarthysme, la Beat Generation a fait preuve d’une liberté d’expression et d’une singularité artistique totales tout en décloisonnant les disciplines et les cultures.
L’exposition du Centre Pompidou recèle de nombreuses pépites que l’on ne pourrait bien évidemment toutes citer. Le roman fondateur de Kerouac, “Sur la route”, y occupe la place d’honneur avec la présentation du tapuscrit original de 1951 long de 36,50 mètres. L’assemblage de rouleaux de papier calque ajointés est présenté sous une vitrine de verre qui traverse en ligne droite plusieurs salles et au-dessus duquel sont suspendus des écrans projetant des films représentant des routes. Le message est clair et l’ensemble, du plus bel effet. “Pull My Daisy” (1959), un film expérimental en noir et blanc du photographe Robert Frank et d’Alfred Leslie, sur un texte écrit et lu en voix off par Jack Kerouac, avec, au jeu, les poètes Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, Gregory Corso et l’actrice française Delphine Seyrig, est une autre curiosité de l’exposition. Ce même Robert Frank qui sillonna les routes d’Amérique et en tira le désormais mythique livre de photographies “The Americans” (1959), préfacé par Kerouac, et dont on peut voir de très beaux tirages dans l’exposition. Un extrait de “Dont Look Back”, le film documentaire de D.A. Pennebaker (1967) retraçant la tournée de Bob Dylan au Royaume-Uni en 1965, nous rappelle que Bob Dylan est un enfant de la Beat Generation tout comme Patti Smith, Lou Reed ou Gus Van Sant.
Un court film montre d’ailleurs une visite que font Bob Dylan et Allen Ginsberg en 1975 sur la tombe de Jack Kerouac (1922-1969). Allen Ginsberg prit de nombreuses photos de ses amis artistes qu’il annota et qu’il commente dans un documentaire passionnant. Un entretien inédit de 1990 est également dévoilé au public dans lequel Allen Ginsberg est filmé au Beat Hotel et se remémore le passé. Un coin “bibliothèque” nous rappelle les auteurs ayant influencé la Beat Generation tels le poète et humaniste américain Walt Whitman (1819-1892) dont le recueil de poèmes “Feuilles d’herbe” (Leaves of Grass) marqua les esprits ou encore des auteurs français comme Apollinaire, Artaud ou Genet.
Comment, après avoir vu cette foisonnante exposition, ne pas succomber à la tentation de lire ou relire ces auteurs, à commencer par “Sur la route” de Jack Kerouac ?
Publié en 1957, ce roman autobiographique et initiatique relate les aventures de Jack Kerouac (prénommé Sal Paradise), de son compagnon de route Neal Cassady (Dean Moriarty) et de ses amis Allen Ginsberg (Carlo Marx) et William S. Burroughs (Old Bull Lee). A travers l’expérience de la route, que ce soit en auto stop, en car, dans l’Hudson toute cabossée de Dean, en prenant des passagers à bord pour quelques dollars d’essence, et toujours dans la dèche, c’est à la vie-même que se confronte le narrateur. L’expérience de la route, avec toutes les rencontres qu’elle engendre, est avant tout une expérience de vie. En quatre longs voyages, effectués entre 1947 et 1950, qui lui font traverser les Etats-Unis d’Est en Ouest, tel les premiers colons partis à la conquête de l’Ouest, Sal Paradise va au-devant de l’Humain et de lui-même.
La route permet d’avoir un autre rapport au temps, de vivre pleinement, et la fascination qu’elle suscite est liée aux grands espaces qu’elle traverse. Elle fait partie du paysage américain et les noms des Etats, des villes, défilent tout au long du roman de Kerouac tels des personnages qui nous deviennent familiers.
En proclamant la route, mais aussi l’écriture, la poésie, la beauté, la nature, la musique (le jazz), le sexe, l’alcool, la drogue… comme des échappatoires à la société de consommation, que les personnages du roman rejettent en bloc, l’œuvre de Kerouac deviendra le manifeste de toute une génération et continuera à faire des émules parmi les suivantes. En 2016, l’esprit de la Beat Generation souffle toujours parmi nous.
Isabelle Fauvel
Exposition “GusVan Sant” à la Cinémathèque (13.04/31.07.2016)
Exposition “The Velvet Underground – New York Extravaganza” à la Philharmonie de Paris (30.03/21.08.2016), quelques vidéos souvenirs
Exposition “Beat Generation” au Centre Pompidou (22 juin – 3 octobre 2016)