Les trois ghettos de Venise

Une rue du ghetto Nuovissimo à Venise. Photo: PHB/LSDPLes deux lumières rouges semblent baliser un itinéraire aux destinations incertaines. La nuit est tombée sur le vieux ghetto de Venise. Lorsqu’il a été décidé de confiner les juifs de la Sérénissime au mois de mars 1516 dans un lieu clos, qu’il leur a été fait interdiction de sortir après vingt heures, qu’il leur a été précisé entre autres brimades qu’ils ne devaient pas espérer de relations amoureuses avec ceux de l’extérieur, ce fut le commencement de toute une histoire qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Avec l’automne qui arrive, accompagné de ses températures clémentes, le moment est propice pour découvrir ce concentré de vie vénitienne et son creuset d’une religion plus de deux fois millénaire.

Ce sont les troupes napoléoniennes, près de trois siècles après, qui ont fait sauter les portes du ghetto. Mais leur emplacement existe toujours et l’on voit bien, sur la première entrée qui borde le quai Fondamenta Cannareggio, la place des gonds creusés comme des gros bols de soupe. En fait il y en avait trois : Le ghetto nuovo (1516), le Vecchio (1541) et le Nuovissimo (1663). Le mot ghetto est la continuité déformée d’un vieux mot local, geto, qui désignait une fonderie.

S’y promener a beaucoup, beaucoup de charme. Surtout si l’on a vécu l’enfer de la procession touristique en forme de huit qui va de la gare Santa-Lucia à la place Saint-Marc et retour. Ici tout est plus tranquille, à l’écart. On y vit et on y prie, même si la plupart des juifs préfèrent vivre ailleurs dans des espaces plus confortables comme Mestre. Mais un bon millier est toujours là. Leurs racines sont séfarades ou ashkénazes et leurs noms rappellent parfois une très vieille histoire. Ainsi il est possible d’échanger avec un monsieur s’appelant Da Silva dont la famille est présente depuis près de 450 ans soit après qu’Isabelle de Castille (dite la Catholique) a décidé de chasser les juifs d’Espagne puis du Portugal.

Calle dell Orto, Venise. Photo: PHB/LSDP

Calle dell Orto, Venise. Photo: PHB/LSDP

Ici la densité commande et fait un tout. C’est ce qui explique les rues étroites comme la Calle dell Orto, intacte mais toujours étouffante. C’est pourquoi le ghetto vénitien a conçu les premiers immeubles de grande hauteur car il fallait bien caser tout le monde. Il y avait plusieurs synagogues (Une française, une allemande, une italienne) que l’on peut visiter sur demande. La place principale comptait trois banques de la taille de simples boutiques. Elles se distinguaient par leur couleur, une rouge, une verte, une noire. On les voit encore bien alignées. Certaines maisons ont aussi leurs passages secrets qui permettaient de passer de l’une à l’autre pour échapper aux fâcheux.

La visite de ce ghetto interpelle plus de 2000 ans d’histoire juive en Italie. Contrairement à l’Europe de l’Est il n’y pas eu d’éradication dans la péninsule même si la communauté a connu ses drames lors de la proclamation de la loi raciale sous Mussolini en 1938. Padoue, Ferrare, Turin, Milan, Rome, Naples, les villes italiennes ont conservé leurs quartiers juifs. Autant que faire se peut elles perpétuent la tradition (culinaire notamment!) et leur découverte est toujours émouvante. Venise est l’un des symboles de cette géographie passionnante en raison de l’invention du ghetto mais pas seulement. Si l’on prend en effet un vaporetto depuis la place Saint-Marc pour rejoindre l’île du Lido, on prendra soin de se rendre au cimetière juif de l’île où la plus vieille stèle remonte au quatorzième siècle. En général il est fermé mais la grille permet de voir à travers l’espacement des barreaux. Et le regard porte loin,  très loin.

PHB

NB : En principe rien n’a changé. Mais il faut savoir que cet article s’est inspiré de tout un ensemble de reportages effectués pour le compte de Tribune Juive en 2006 et 2007. Avec les journalistes Eric Jozsef, Marie-Noëlle Terrisse et moi-même les tâches avaient été réparties. Il en était résulté avec l’aide notable de la maquettiste Claude Gentiletti et de photographes comme Stefano de Luigi et Giulio de Sturco un ensemble unique sur l’histoire des communautés juives italiennes, malheureusement trop peu diffusé.

La place principale du ghetto de Venise Photo: PHB/LSDP

La place principale du ghetto de Venise Photo: PHB/LSDP

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6 réponses à Les trois ghettos de Venise

  1. Merci pour cette belle évocation d’un quartier de Venise assez méconnu situé à trois pas de la gare. Après plusieurs séjours dans la ville en différentes saisons, c’est le Ghetto qui me laisse le souvenir le plus prégnant…

  2. Isabelle Fauvel dit :

    Merci, Philippe, pour ce beau billet. Une belle occasion pour retourner à Venise et y aller voir de plus près…

  3. Passionnant Philippe!
    Mais est-ce à dire qu’il y avait des fonderies à l’origine dans ce ghetto?
    Et je n’ai pas très bien compris si ce reportage date de 2006-2007, ou bien si vous êtes retourné à Venise cet été?

    • Chère Lise, non, il s’agit bien d’un texte écrit à partir d’un reportage effectué à l’automne 2006. Mais l’anniversaire imposait de marquer le coup. PHB

  4. Bruno Sillard dit :

    Si tu me permets une précision, les immeubles certes haut ne sont pas beaucoup plus haut que le reste des immeubles de Venise, en effet si les immeubles du quartier comptaient huit ou dix étages, c’est la hauteur de chaque étage qui était réduite de moitié par rapport aux immeubles « normaux »… ce qui donne une allure très particulière au quartier. On imagine les conditions d’entassement des population.

    Les juifs devait porter une roue sur leur potrine, puis ensuite un bonnet… Jaune, couleur de l’infamie. Sur la photo du haut, on voit un puit. Il faut savoir, que les juifs ne pouvaient avoir accès qu’à un ou deux puits; l’eau de la ville leur était interdites.

  5. Marie F. Laborde dit :

    Hum…. prolonger l’été….
    Hugo Pratt l’avait délicieusement bien dessiné (le ghetto)

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