En ces temps de tempête sur la Manche et de début d’été plutôt tristounet, deux bonnes raisons d’aller au cinéma : les sorties simultanées de Love and friendship de Witt Stillman et Tout de suite maintenant de Pascal Bonitzer. Deux portraits de femmes, Lady Susan et Nora, bien décidées à s’en sortir, l’une dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, l’autre dans la France du XXIe siècle. L’une s’appliquant à surnager dans le monde feutré mais sans concession de la gentry, l’autre dans l’univers non moins impitoyable de la haute finance. Deux femmes seules mais conquérantes, qui à plus de deux siècles d’intervalle, mettent leur intelligence et leur absence de scrupules au service de leur cause.
L’américain Witt Stillman a adapté un roman de jeunesse de Jane Austen, publié après sa mort, en mettant en avant tout le mordant et l’humour de l’écrivaine, implacable observatrice de son temps. Incarnée par Kate Beckinsale, Lady Susan, veuve peu éplorée mais sans fortune et de surcroît mère d’une jeune fille à marier, a donc deux beaux partis à trouver. Dans cette Angleterre où les femmes ne possèdent rien, se mettre à l’abri d’un riche mari est une question de survie. A chacune d’y trouver sa liberté et Susan a quelques idées sur la question, quitte à sacrifier sa fille Frederica. Mais si cette Abraham en (très beaux) jupons voit le bras du sacrifice dévié in extremis, elle saura très bien s’adapter à la situation et épouser un parfait benêt (richissime et jusque là réservé à sa fille) et en faire le meilleur ami de son amant.
Froufrous virevoltants, chapeaux à plumes, dialogues ciselés, les pires perfidies sont énoncées sur le ton de la plus parfaite urbanité et on se régale. Partagés entre l’admiration et une légère désapprobation pour les stratagèmes de Lady Susan on ne peut qu’apprécier la justesse des propos échangés avec sa meilleure amie (Chloë Sevigny), aussi pertinents que : « quand on est jalouse on ne prend pas un mari si charmant ! » CQFD. Witt Stillman, qui de film en film, suit les aventures de jeunes femmes pleines d’esprit et de caractère est comme un poisson dans l’eau chez Jane Austen. Tout en soutenant son héroïne il offre aux admirateurs de l’écrivaine un final follement Austenien avec une scène très romantique, le mariage de Frederica avec l’ex-proie de sa mère, vous suivez ?
Changement de décor avec le film de Pascal Bonitzer qui explore le milieu de la finance. Le cadre est glaçant : des bureaux de verre quasiment vides, car un ordinateur portable suffit pour bâtir des fortunes ou les anéantir. Nora, interprétée avec beaucoup de finesse par Agathe Bonitzer, est une jeune femme ambitieuse et douée qui vient d’être recrutée dans un cabinet de consultants dirigé par deux amis (Lambert Wilson et Pascal Greggory). Assez vite, Nora s’apercevra qu’elle n’est pas là par hasard et que les deux comparses ont bien connu son père (Jean-Pierre Bacri, égal à lui-même) qui bien que le plus intelligent des trois ne s’est pas enrichi. Cette faute de goût est aggravée par le fait qu’il ait séduit Solveig, celle dont ils étaient tous amoureux, mais qui a préféré le plus riche (sans garder l’amant !). Le très cinéphile Pascal Bonitzer a offert à sa fille Agathe un magnifique rôle d’héroïne hitchcockienne. Avec un calme olympien, tout en rousseur diaphane, Nora se lance dans ces jeux de pouvoir où raison et sentiments sont bien malmenés, pour d’un coup d’estocade venger le père et mettre à terre son patron, en bouleversant au passage et sans états d’âmes, quelques carrières.
Bonitzer fait feu de tout bois. A l’instar d’Austen/Stillman, il dissèque un milieu, celui de la bourgeoisie d’affaires et démonte ses codes pour en faire ressortir la cruauté. Ici, l’esprit est remplacé par l’ironie mais distille autant d’angoisse, la politesse ne sert qu’à blesser, l’argent excuse tout et la guerre des classes laisse peu de chances aux milieux modestes comme en témoigne le collègue de Nora, Xavier (Vincent Lacoste) qui en est issu. C’est pourtant lui qui émeut Nora et fait se craqueler son armure. La fin est ouverte, et c’est à nous de choisir si la jeune femme poursuivra son vol ou bien redescendra sur terre.
Les deux scénarios, brillants, actionnent les mêmes rouages sociaux et économiques, vite transformés en machines à broyer pour qui ne respecte pas les règles à moins de les transcender en grand. Si le personnage de Lady Susan est assez limpide, celui de Nora est plus complexe, son ambition n’est pas dictée par la survie mais par un désir de gagner (quoi ?). De même que tous les personnages de Bonitzer se battent aussi contre un féroce désespoir (voir Isabelle Huppert superbe en dépressive alcoolique) ce qui en fait un film très noir, alors que Stillman garde le ton d’une comédie enjouée.
Comment Jane Austen aurait-elle décrit le monde actuel, vaste question ! Mais à voir la façon dont elle s’attarde sur la situation économique de ses héros, à tel point que Thomas Piketty dans son magistral « Le capital au XXIe siècle » la cite pour expliquer le système des rentes en Angleterre au tournant du XIXe siècle, les dégâts du néolibéralisme sur la société ne lui auraient pas échappés.
Susan et Nora, deux femmes qui usent des mêmes armes, détermination et cynisme pour arriver à leur fin dans un monde dominé par les hommes. A un détail près, Nora aurait davantage le choix, d’où sans doute, le regard désabusé de Pascal Bonitzer sur la société actuelle.
Marie-Françoise Laborde
Un commentaire étayé qui suscite le don d’ubiguité : on a envie d’être dans deux salles de cinéma à la fois…