« Ne songeons qu’à nous réjouir, / La grande affaire est le plaisir ! ». Quoi de mieux que ces vers de Molière chantés jusqu’à satiété au théâtre des Bouffes du Nord pour décrire l’enthousiasme de la salle ce soir là ! William Christie à la musique, Clément Hervieu-Léger à la mise en scène nous réjouissent l’âme et le corps dans un Monsieur de Pourceaugnac enlevé, drôle, qui remédiera à toute « mélancolie hypocondriaque ».
La pièce fut créée en 1669 par Molière et Lully cherchant à reconquérir le roi. L’intrigue est des plus limitée : un couple de jeunes gens menacé par un père qui voudrait bien marier sa fille au gentilhomme fortuné Monsieur de Pourceaugnac. Aidés d’une troupe de fourbes, ils élaborent une série de machines visant à discréditer le gendre désigné. M. de Pourceaugnac fraîchement débarqué de son Limousin natal passera entre les mains de médecins, avocats, créanciers espagnols, femmes furieuses et gardes suisses jusqu’à en perdre la tête. On retrouve toutes les grands figures moliéresques de l’autorité avec leur jargons dédiés. Ce voyage d’un provincial en pays parisien donne ainsi lieu à une série de « sketchs » comiques dont la réussite tient essentiellement à l’énergie déployée dans le jeu et la langue, car il en faut pour donner vie à la kyrielle d’accents mobilisés par Molière. Les accents limousin, picard, suisse, espagnol, italien se font entendre sans compter les langages pour partie imaginaires des médecins et des avocats. Ainsi, la maigreur du scénario permet paradoxalement l’explosion du verbe et de la fantaisie dans une pièce qui n’arrête pas de jouer avec les mots dans leur musique comme dans leur signification.
Les interprètes, musiciens, chanteurs et comédiens, s’emparent avec gourmandise de cette pièce difficile et rarement jouée. Saluons la performance de Daniel San Pedro en toréador acidulé et tireur de ficelles en chef, Stéphane Facco en médecin fou de lavements, hilarant lorsqu’il se grime en Lucette à l’accent portugais. Enfin, Gilles Privat incarne un Pourceaugnac bonhomme, sympathique et naïf. On rit de lui, c’est certain, véritable dindon d’une farce ourdie par la jeunesse pour faire triompher leur amour. La lutte contre la volonté des pères injustes, il y a là un grand thème moliéresque et pourtant cette fois, on ne peut se défendre d’une compassion croissante pour le personnage molesté. Le jeu de G. Privat fait ainsi mentir Bergson car ici le rire n’exclut pas l’émotion, il s’en trouve même questionné par elle. Notre réjouissance semble se déployer sur le lit d’une exclusion violente de celui qui n’est pas du pays, étranger à Paris et bouc émissaire désigné par une communauté qui se ressoude par la violence. Pièce vertigineuse et cruelle qui sous son apparente simplicité farcesque nous permet d’interroger les conditions de notre rire
Enfin, il faudrait parler des musiciens qui jouent avec les comédiens, dans un duo généralisé où il ne s’agit plus d’accompagnement mais plutôt d’interaction, d’entre-jeu permanent. Ainsi, quand les avocats chantent leur droit, les amoureux leurs amours, on peut s’attendre à ce qu’en échange les musiciens deviennent personnages et acteurs du jeu. C’était déjà en leur temps toute l’innovation des comédies-ballets de Lully et Molière avant que l’opéra viennent donner une dimension nouvelle à cette alliance de la musique et du jeu. Dernier échange enfin, celui de la scène à la salle, quand Pourceaugnac se retrouve sur les genoux des spectateurs du balcon. Nous ne sommes plus surpris en buvant un verre de vin blanc, à la sortie du théâtre de voir tous les comédiens boire et rire comme de rien, nulle exclusion ici, mais la fête et le plaisir, enfin pour tous !
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Monsieur de Pourceaugnac, Molière, mise en scène Clément Hervieu-Léger, direction musicale William Christie, Théâtre des Bouffes du Nord – jusqu’au 9 juillet- du mardi au samedi 20 h 30 – durée 1 h 50