J’étais curieuse de comprendre pourquoi la critique avait accueilli cette année l’autobiographie de Roman Polanski, «Roman par Polanski», comme un événement, alors que le livre avait été publié près de trente ans plus tôt.
Il s’agissait donc d’une réédition, que je supposais enrichie des trente années qui s’étaient écoulées. Mais nous devons nous contenter d’un épilogue de six pages pour faire le lien avec aujourd’hui.
(Photo ci-contre: LBM)
Naître en 1933 (il naît à Paris mais ses parents retournent trois ans après en Pologne) dans une famille juive de la petite bourgeoisie de Cracovie ne peut que vous promettre des épreuves. Parmi la première série de photos illustrant le livre, page 178, on voit sa famille – treize personnes- photographiée avant la guerre au cours d’un repas de famille, avec ce commentaire : « Seuls survécurent : mon père, ma tante, et deux de mes oncles ». Bizarrement, il oublie sa demi-sœur…. Sa mère sera la première à disparaître dans les camps, et par extraordinaire son père et sa sœur en reviendront. Mais il perdra tout contact avec les siens pendant la guerre, après avoir été confié à des familles catholiques pour le mettre à l’abri.
Est-ce parce qu’il est doué d’une sensibilité exceptionnelle ? Est-ce parce que la dureté des épreuves l’a profondément marqué ? Qu’elle a aiguisé son sens pratique ? Rédigés quelque quarante années plus tard, vers l’âge de cinquante ans, ses souvenirs regorgent de détails précis et de sensations incroyablement vives, par exemple sur la vie dans le ghetto, puis lorsqu’il se retrouve réfugié, seul, à la campagne. Le ton du récit est dépourvu de toute sensiblerie et proche du langage parlé.
Après la guerre, lors d’une soirée, viendra la révélation : « Ce fut une sensation comme on n’en connait qu’une fois dans sa vie : la découverte d’un talent naturel capable de donner du plaisir à autrui. » Il vient tout simplement de jouer un sketch devant ses copains scouts et de connaitre le succès. Il a treize ans, fait encore plus jeune à cause de sa petite taille (qu’il souligne plusieurs fois dans le livre), mais il a trouvé sa vocation : « jouer la comédie devant un public, le faire rire, mériter d’être au centre de tous les regards. » Une forme d’égocentrisme qui a dû l’aider à survivre…
Il va donc commencer par faire l’acteur au cinéma et au théâtre, dans toute une série d’humbles productions, puis passer –modestement- à la réalisation dans un pays où l’industrie du cinéma est inexistante en suivant l’école de cinéma de Lodz, qui va former la nouvelle génération polonaise de cinéastes. Polanski nous raconte chaque rencontre, chaque événement, chaque étape de son parcours, de façon un peu laborieuse (tous ces noms polonais ne nous disent rien) mais empreinte d’honnêteté, pas comme si la gloire l’avait couronné du jour au lendemain, loin de là.
Procédé que nous retrouvons dans la suite de ses aventures, lorsqu’il quitte la Pologne pour suivre sa ravissante jeune femme actrice à Paris en disant : « Je me lançais dans une nouvelle carrière : celle d’époux de Barbara ». Nous étions à la veille de Noël 1959.
Car parallèlement à son apprentissage artistique, nous avons tout appris de son apprentissage sexuel et amoureux, ses souvenirs étant tout aussi fidèles dans ce domaine.
Cette façon de suivre les méandres de la mémoire dans ses moindres détails se révèle à mon avis plus intéressante lorsqu’il s’agit de suivre le processus incroyablement hasardeux, complexe, laborieux, empirique, aboutissant à la production et au tournage de ses films, autant dire une série d’épisodes rocambolesques restitués avec son humour décapant d’européen de l’Est. Indéniablement, en quelques grands films, il va marquer l’histoire du cinéma. « Cul de sac »(1966), « Le bal des vampires »(1967), « Rosemary’s baby »(1968), plus tard « Chinatown »(1974), « Tess » (1979), possèdent une originalité et une force telles qu’ils peuplent à tout jamais notre imaginaire cinématographique.
Œuvrant à ses débuts en pleine « nouvelle vague » (Françoise Giroud dixit), Polanski s’empresse de préciser : « Je ne fis jamais partie de cette nouvelle vague et ne désirais pas en être ». A quelques exceptions près, assister aux films de cette nouvelle vague est pour lui « une torture insupportable », tant ils les trouvent mal faits.
Et son récit du festival de Cannes de mai 1968, rapidement écourté par Jean-Luc Godard, Louis Malle et François Truffaut par solidarité avec les manifestants des rues, est assez drôle. Car venant d’un pays où il est pratiquement impossible de tourner un film, il est scandalisé que ses confrères traitent si légèrement le cinéma et passe pour un réactionnaire ! Lui dont l’incroyable exigence artistique ne va pas tarder à lui valoir la réputation d’un cinéaste incontrôlable, toujours « over budget », réputation qu’il réfute soigneusement dans le livre.
On en arrive ensuite, bien sûr, au second grand traumatisme de sa vie après celui de sa petite enfance : le meurtre sanglant de sa femme adorée l’actrice Sharon Tate, enceinte de huit mois, assassinée le 9 août 1969 en compagnie de trois de leurs amis dans leur maison de Cielo Drive, dans les collines d’Hollywood, alors qu’il se trouve à Londres.
Il sera étroitement associé à l’enquête par les policiers pendant plusieurs mois et insistera pour promettre une récompense de 25 000 dollars pour tout indice sérieux. Ce qui aboutira à la bonne piste, la « famille » Manson, du nom de leur leader, sorte de hippie fou puissamment drogué. Dans l’intervalle, les médias et l’opinion US se seront déchaînés contre Polanski, l’accusant de tous les péchés, toutes les perversions, à commencer par celles qui imprègnent ses films. Roman Polanski devient un « pervers » mondialement célèbre.
En ce sens, cet horrible épisode –« La mort de Sharon est la seule ligne de partage qui ait réellement compté dans ma vie » écrit-il- l’assassinat aussi bien que l’hystérie de l’opinion publique et médiatique sont une illustration du côté terrifiant de Amérique des sixties.
L’épisode suivant, le troisième grand traumatisme de sa vie, est lui aussi emblématique, mais d’une façon différente. Nous sommes en 1976, « Vogue Hommes » a demandé au cinéaste de réaliser le numéro de Noël. Il cherche des jolies filles à photographier à L.A., tombe sur une toute jeune beauté, et la séance de photos se termine au lit, dans la maison de son ami Jack Nicholson, absent des lieux.
Le lendemain, en fin de journée, dans le hall de l’hôtel où il réside, un homme en T-shirt s’approche et lui dit :
– « Mister Polanski ?[….]J’ai un mandat pour vous arrêter ».
La jeune modèle d’à peine quatorze ans était mineure, six chefs d’accusation sont retenus contre lui dont viol sur mineure, et il fait à nouveau la une de tous les médias du monde. J’habitais Los Angeles à l’époque, et je peux témoigner de l’hystérie locale.
Le reste, vu par les yeux de Polanski, ressemble à un polar à la « Chinatown » : alors qu’il plaide coupable, Laurence Rittenband, le juge de Santa Monica, lui promet la liberté après un examen psychiatrique se déroulant au cours d’une incarcération à la redoutable prison de Chino (grande banlieue à l’est de Los Angeles).
La veille de sa relaxe, fixée au quarante-deuxième jour de prison, il apprend que le juge a changé d’avis et veut le renvoyer « in jail ». Dès sa libération, sans rien dire à ses avocats, il prend le premier avion pour Londres.
Il n’est jamais retourné aux Etats-Unis où il serait immédiatement arrêté sans caution. On se souvient de ce nouvel épisode de l’automne 2009 où il fut assigné à résidence de longs mois en Suisse, à la suite d’un mandat d’extradition venant d’Amérique, le temps que le gouvernement suisse décide de ne pas donner suite.
Pourtant, l’histoire, ou le film, finit bien. Roman rencontre l’actrice Emmanuelle Seigner, vingt-ans, sur le tournage de son film « Frantic » en 1987. Trente ans plus tard ils sont toujours ensemble, mariés, parents de deux enfants.
Son avant-dernier film, le plus personnel, basé sur une histoire vraie, situé dans le ghetto de Varsovie, « The Pianist », sorti en 2002, a notamment reçu la palme d’Or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger.
Le documentaire «Roman Polanski, A film memoir », une longue interview tournée en 2011, diffusé dimanche dernier sur Arte, se termine par ces mots : « Si on déposait des bobines de films sur ma tombe, j’aimerais que ce soit celles du « Pianiste ».
Lise Bloch-Morhange