Le projet était grandiose : Anna Karénine au théâtre, l’héroïne la plus brûlante de la littérature russe, jouée par une sublime actrice iranienne dans un Français qui n’est pas sa langue maternelle. Golshifteh Farahani une star de cinéma, vue dans Poulet aux Prunes ou Syngué Sabour, pierre de patience faisant ses premiers pas sur la scène française.
Et pourtant le résultat manque un peu de feu, on passe une fin d’après midi agréable au théâtre de le Tempête entre quelques grands moments de brasier amoureux et d’autres terriblement quotidiens.
L’histoire est mythique, Anna Karénine rencontre un soir de bal un bel officier Vronski promis à une jeune fille, Kitty. Elle aura beau fuir pour retrouver son mari, Vronski la suit et deviendra son amant. L’histoire de leur folle passion mènera Anna Karénine à quitter son mari dans une société où le divorce isole terriblement, quand il n’est pas tout simplement impossible. Face à cette figure passionnée dont l’amour mène à la mort, Tolstoï dresse deux autres héroïnes magnifiques : Kitty, l’abandonnée du bal, qui retrouve Levine un temps repoussé et vivra un amour plus apaisé et tendre qu’Anna. Enfin Daria, trompée par son mari, qui ravale sa fierté et maintient sa famille.
Il y avait là huit cents pages de Russie à faire tenir en quelques heures sur les planches. Face à cet impossible projet, le metteur en scène Gaëtan Vassart ne tranche pas tout à fait : il oscille du tragique expressif aux échanges les plus plats, donnant parfois dans le burlesque. Les costumes rendent compte de cette douloureuse contradiction, entre robe à paillette argentée, un brin tape à l’œil et ensemble de velours noir pour Anna. La neige fait une première apparition enchanteresse mais on ne voit plus que l’artifice de polyester la deuxième fois. Côté son : on entend pêle-mêle des chant russes, du Jacques Brel et Amy Winehouse. Le texte enfin oscille entre lyrisme et familiarité. On n’évite pas certains clichés amoureux dont on ne sait s’il faut les attribuer à Tolstoï ou à la traduction.
Un grand mélange dans lequel tranche la performance de Stanislas Stanic en Levine, cette figure tolstoïenne si attachante.
Propriétaire terrien, soucieux du progrès et de la libération de ses Moujiks, son projet d’école évoque irrésistiblement les velléités éducatives du grand écrivain. Le comédien lui donne un mélange de brusquerie et d’enthousiasme convaincant. Saluons également Emeline Bayart en Daria. On la connaissait en chanteuse de jolis textes sur le couple en perdition, on la retrouve en épouse trompée mais philosophe : elle tisse là d’agréables résonances pour le spectateur conquis. Sabrina Kouroughli livre une Kitty des plus attachantes dans sa fraicheur et sa joie. Et puis, bien sûr Golshifteh Farahani, dont la beauté est digne des mille chandelles allumées sur la scène. Elle donne à cette pièce quelques uns de ses plus beaux moments, bien qu’on puisse regretter que la fin du spectacle tire un peu sur la corde pathétique, le texte est trop long sans doute et l’agonie du personnage aussi.
La pièce fait briller ces figures féminines et porte ainsi à s’interroger, Anna Karénine est traitée comme une femme immorale et impudique par la société qui est sienne quand un homme pour la même action n’est que séducteur invétéré. Et avoir choisi pour incarner ce personnage une actrice iranienne exilée de son pays après avoir posé pour une photo bras nus avec un acteur américain n’est sans doute pas anodin. On aurait tout de même aimé voir creuser davantage les personnages masculins : notamment Vronski ou Stépan, le mari de Daria. Mais ce sont peut-être les limites de l’adaptation théâtrale, on perd ici en profondeur ce qu’on gagne en efficacité dramatique.
Reste un souvenir lumineux, le bal ou « leurs yeux se rencontrèrent » selon le titre d’un livre de Jean Rousset. Tous virevoltent sur la valse à mille tempset en quelques pas de danse, les arabesques des comédiens dessinent le coup de foudre entre Anna et Vronski, le désespoir de Kitty et le drame final. Une réussite totale atténuant l’affirmation mélancolique du personnage d’Anna : « Les bals où l’on s’amuse n’existent plus pour moi ».
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Anna Karénine, Les Bals où l’on s’amuse n’existent plus pour moi, d’après Léon Tolstoï, adaptation et mise en scène Gaëtan Vassart, Théâtre de la Tempête, jusqu’au 12 juin 2016, du mardi au samedi 20h – dimanche 16 h – durée 2 h 15.