Raymond Depardon, grand photographe et tout aussi grand cinéaste, s’est demandé comment allait la France, et notamment celle des villes de province. Il en a fait un film, sobrement intitulé Les Habitants, sorti le 27 avril. Sa méthode a été longuement commentée. En compagnie de sa complice, Claudine Nougaret, également épouse, monteuse, ingénieure du son… il a sillonné le pays, plantant au hasard des routes une caravane gentiment rétro au cœur des villes. Là, il a invité les gens à venir finir leurs conversations à l’intérieur, deux par deux, autour d’une table installée devant une vitre encadrant le décor extérieur.
Pendant un peu moins d’une heure et demie, défile devant nous ce qui devrait être un ensemble représentatif de la France (profonde ?) d’aujourd’hui. Et le malaise s’installe très vite. L’ennui d’abord, devant la vacuité des conversations qu’on a l’impression d’avoir entendues 1000 fois par le biais de ces demi dialogues (monologues ?) hurlés dans les portables. L’étonnement ensuite, même à l’époque de la téléréalité, que les gens jouent le jeu si facilement et racontent leur vie dans ce qu’elle a de plus intime, devant la caméra et par la suite devant des milliers de spectateurs, sans aucune gêne.
Quand Raymond Depardon, partait au chevet d’un monde rural en voie de disparition, qu’il plantait sa caméra dans les fermes reculées et écoutait parler longuement les paysans, il passionnait. De même quand il nous ouvrait les portes d’un commissariat de police ou des urgences psychiatriques de l’Hôtel Dieu. Mais quand il se contente de capter la parole, il laisse dubitatif. Ces bribes de conversations, livrées plus ou moins brutes, nous laissent frustrés, d’une analyse, de commentaires, qu’on est bien obligés de faire soi même. Les premières questions que l’on se pose sont : pourquoi ce film ? Pourquoi ce parti pris ? Et alors ?
Ets-ce que tout ça fait un film ? D’autant plus que Depardon ne se pose pas en sociologue et que le projet cinématographique est mince : on suit le cul de la caravane qui caracole sur les belles routes de France sur une musique allègre d’A. Desplats, puis, plans fixes sur les Gens, tous très cinégéniques.
Évidemment on est renvoyé à nos propres conversations informelles, nos échanges de petites et grandes misères, nos blagues plus ou moins légères… mais est-ce que ça nous constitue, est-ce que c’est ce que l’on veut montrer en priorité de nous ? Et pourtant c’est ce que Depardon nous donne essentiellement à voir des personnes filmées. Avec pour résultat un portrait, sinon une esquisse d’une France populaire centrée sur un quotidien qu’on devine souvent difficile, et toujours sur la famille (en lambeaux), les enfants (à tout prix). Pas de considérations politiques, aucune référence à des films, des livres, juste l’intime ou le dérisoire.
On s’amuse un peu quand même à l’écoute de deux très jeunes femmes qui discutent des mérites comparés du Coran et la Bible. D’où il ressort que l’un est gravé dans le marbre depuis 1345 ans, alors que l’autre est remis à jour régulièrement par le pape… Un adolescent découvre qu’avoir une petite amie le rend irrésistible aux yeux des autres, une femme s’étonne, elle si rationnelle, d’être amoureuse d’un voyant …
Mais très vite, on s’interroge sur l’image, sinon sur la place, de la femme dans cette société qui est la nôtre. Et ce n’est pas joli, joli…. Les femmes entre elles parlent beaucoup des hommes mais surtout pour évoquer leur solitude, leurs difficultés à élever seules les enfants, à s’en sortir dans un monde très machiste. Une brillante étudiante en médecine parle à sa mère « internat, hôpitaux, carrière« , cette dernière lui répond imperturbablement « mari, enfant« . Qu’on se rassure, c’est la même chose entre un jeune homme et sa mère, où à « travail » est répondu, « femme et enfant« .
En ces temps où l’on feint de s’étonner du harcèlement sexuel en politique, et donc de l’estime que l’on a pour les femmes dans ces milieux, y compris les plus éclairés, la France filmée par Depardon ne nous rassure pas beaucoup. Une séquence, étonnamment passée sous silence dans la presse, fait froid dans le dos. Deux hommes se racontent avec force éclats de rires, le viol collectif d’une jeune femme que l’on veut casser avant de la mettre sur le trottoir, et le plus drôle, c’est que « le grand renoi qui a voulu passer avant tout le monde n’a pas réussi à bander« . C’est cru, d’une violence extrême, et exprimé devant la caméra sans aucun problème. Et nos deux abrutis de conclure que c’est difficile de prendre le métro sans bander parce avec toutes ces femmes à moitié nues !
On n’est pas dans un film noir, mais dans la vraie vie. Et ce qui fait froid dans le dos, c’est le silence qui en résulte. Comme si la légèreté et la banalité des autres propos avaient anesthésié les spectateurs et les critiques. On ne va pas citer Hanna Harendt, mais si Depardon avait voulu faire réagir les gens, c’est raté. C’est du reste lui le plus critique qui dans un portait de Libé (24 avril 2016) explique que c’est son premier film féministe et qu’il a honte du sexisme qui s’exprime. Dans un entretien avec Télérama (3459 27/04/16), ses critiques sur la société dont il a capté ces instants sont celles que l’on faisait au sujet de son film ma copine et moi. Assises face à face, sans caméra. Finalement plus qu’un film ennuyeux c’est surtout une mise en abyme qu’on ne veut peut-être pas voir.
Marie-Françoise Laborde
NB : il existe aussi un livre, Raymond Depardon, Les habitants, Le Seuil 2015. Photos de … et retranscriptions des dialogues.
Mais ça ce ne sont pas « les habitants » de la France, mais du monde entier !
Il y a un avant et un après Roger Ikhief, chez Depardon…
Roger Ikhief a monté tous les grands films de Depardon, ce qui, pour des documentaires, vaut largement co-réalisation…
La disparition de Roger a laissé Raymond seul dans ses choix…
Il faudra, un jour, faire un travail exhaustif des « grands » collaborateurs (monteurs, musiciens, scénaristes, directeurs de la photo…) qui ont plus que contribué à bâtir des mythes des « auteurs » de films… Les Auguste Maquet des cinéastes, si l’on préfère..
Dans le cas qui nous intéresse, Ikhief avait à chaque fois une matière brute de plusieurs dizaines d’heures… Ce qu’il choisissait de monter et la manière dont il le montait était déterminante… Peut-être plus déterminante que ce que Depardon filmait…
Depardon n’était, après tout, au départ qu’un très grand photographe…
Je ne connaissais pas Roger Ikhief, ni son rôle dans les films de Depardon. Mais se pose toujours la question de ce que l’on fait de l’image brute, voire de l’extrait de « conversation », comme tout ce que l’on peut faire dire à une phrase isolée et citée hors de son contexte. Merci pour l’info.
Merci pour cet éclairage Mr Person. S.