Cette année, le Musée du Louvre met le XVIIIème siècle à l’honneur. En écho à la magnifique exposition consacrée au peintre Hubert Robert (1733-1808) – et chroniquée par Valérie Maillard pour Les Soirées de Paris “Hubert Robert, peintre des ruines et artiste aux talents multiples”, le Louvre propose, entre autres événements et manifestations, une série de lectures d’œuvres littéraires qui, pour la plupart, ne sont plus guère entendues de nos jours.
(Photo ci-dessus :Lecture de la Tragédie de L’orphelin de la Chine de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin)
Leur rareté constitue un atout supplémentaire pour attiser la curiosité du spectateur. Ce “feuilleton théâtral et épistolaire à travers le XVIIIe siècle” renoue avec une pratique, très en vogue à l’époque des Lumières, à laquelle se prêtaient les plus grands auteurs : la lecture de salon. Dirigées par Clément Hervieu-Léger, talentueux metteur en scène que l’on ne présente plus et, par ailleurs, pensionnaire de la Comédie-Française, ces lectures sont mises en espace avec une grande minutie et portées par une merveilleuse équipe de comédiens.
Après “La Nuit et le moment” de Crébillon fils le 18 janvier, “Le Petit-Maître corrigé” de Marivaux le 20 février, “L’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***” de Denis Diderot le 20 mars, c’était à une pièce de Voltaire très injustement oubliée qu’était consacrée la lecture du 25 avril : “Sémiramis”.
Ecrite en 1748, “Sémiramis”, tragédie en cinq actes et en vers, raconte l’histoire de cette reine de légende, guerrière aux multiples victoires régnant sur Babylone, qui se voit tourmentée en songe par son époux Ninus qu’elle fit autrefois assassiner par Assur. Seul un second hymen pourrait, selon l’oracle, apaiser la fureur du défunt. Le choix de Sémiramis se porte alors sur un jeune et courageux guerrier pour lequel elle éprouve une irrésistible attirance : Arsace. La malheureuse ignore alors qu’Arsace n’est autre que son fils Ninias disparu. Par ailleurs, Arsace souhaite épouser la jeune Azéma qui, elle, est convoitée par le maléfique Assur. Face à l’union incestueuse voulue par Sémiramis, la nature se déchaîne et la tragédie se met inexorablement en marche…
“Sémiramis”, de par son sujet et le déroulement de son histoire, est digne des plus grandes tragédies antiques. Sophocle n’est pas loin. Les personnages sont parfaitement dessinés et la beauté du texte ne peut laisser indifférent. Les vers de Voltaire sont dignes de ceux de Racine et, si l’on ne connaissait l’identité de l’auteur, on pourrait penser qu’il s’agit de celui de “Phèdre”.
Même si ce n’est pas la tragédie la plus connue de l’écrivain, “Sémiramis” fait partie des principales pièces de Voltaire, avec “Œdipe” (1717), “Zaïre” (1732), “Mahomet” (1741), “Mérope” (1743), “Tancrède” (1759), “L’Ecossaise” (1760) et “Irène” (1778). “Zaïre” reste, à ce jour, son plus grand succès théâtral : elle a été traduite dans toutes les langues européennes et jouée par les comédiens-français 488 fois jusqu’en 1936.
Car, si le philosophe des Lumières a fini par occulter le dramaturge dans la mémoire collective, le théâtre de Voltaire fit, en son temps, la gloire de son auteur et les beaux soirs de la Comédie-Française. Le public du XVIIIe siècle se précipitait pour découvrir ses pièces et applaudir celui que l’on considérait alors comme le digne héritier de Racine. Ainsi, en février 1778, lors de son retour à Paris, quelques semaines avant sa mort, la Comédie-Française – où se jouait à ce moment-là sa pièce “Irène” – fit couronner son buste sur la scène en sa présence, hommage suprême ! Rappelons qu’il fait partie des dix auteurs les plus joués à la Comédie-Française avec 3 945 représentations à son actif, toutes pièces confondues. Aujourd’hui encore, sa statue en marbre sculptée par Jean-Antoine Houdon trône avec élégance dans le Foyer de la Maison de Molière.
Redécouvrir cette pièce de théâtre en 2016, dans le bel auditorium du Musée du Louvre – cette salle de 420 places, de par sa sobriété, se prête à merveille au jeu des lectures –, est une expérience on ne peut plus intéressante, un plaisir dont on ne saurait se priver. La simplicité du décor ( un lit, une table, quelques chaises … ), un plein feu, instaurent d’emblée une connivence avec les acteurs. Le spectateur sait d’avance qu’il ne va pas assister à une représentation théâtrale, mais à une lecture, une séance de travail en quelque sorte dont il serait tout à la fois témoin et complice. Contre toute attente, les acteurs arrivent de la salle, en tenue de ville, comme s’ils venaient directement de l’extérieur, se saluent, enlèvent manteaux et bonnets, sortent brochures et bouteilles d’eau et entament leur lecture le plus naturellement du monde. Cette arrivée très naturaliste nous rappelle la merveilleuse ouverture de “Vanya 42ème rue”, l’adaptation cinématographique très réussie de la pièce de Tchekhov “Oncle Vania” par Louis Malle (1994).
Cette belle entrée en matière permet au spectateur d’écouter les acteurs sans aucune distanciation. Les paroles fusent et les scènes s’enchaînent dans une mise en scène au cordeau. La musique – très bien choisie – vient compléter l’harmonie de cette lecture. Bien que jouant la brochure à la main, les acteurs maîtrisent totalement leur rôle et la mise en espace. Tout semble avoir été travaillé et retravaillé dans le moindre détail. Soulignons, par ailleurs, l’excellence des comédiens : Adeline Chagneau (Azéma), Loïc Corbery de la Comédie-Française (Assur), Maria de Medeiros (Sémiramis), Clément Hervieu-Léger de la Comédie- Française (Arsace/Ninias) et Daniel San Pedro (Mitrane et autres personnages ). Cette lecture fut un pur moment de bonheur et d’intelligence artistiques. Gageons que le dernier opus de ce cycle sera de la même envergure. Nous comptons bien ne pas le manquer.
Isabelle Fauvel
Prochaine et dernière lecture, lundi 23 mai à 20h :
“Les Liaisons dangereuses” de Choderlos de Laclos, mise en espace de Clément Hervieu-Léger, avec Marina Hands et Loïc Corbery de la Comédie-Française. Coproduction du musée du Louvre et de la Compagnie des Petits Champs.
Juste pour rappeler que le destin de la reine Sémiramis, proche de celui d’Œdipe et de sa mère Jocaste, a inspiré la splendide SEMIRAMIDE de Rossini.
Merci, Lise, pour cette note musicale. 🙂