L’opéra filmé est tellement entré dans nos mœurs que nous avons pu voir à Paris sur grand écran, le 15 mars dernier, cet événement planétaire qu’est la diffusion filmée du récital donné par Jonas Kaufmann à la Scala de Milan le 14 juin l’an dernier.
Certes il s’agit du «plus grand ténor du monde» «(depuis déjà quelques années), et en l’occurrence d’un «unforgettable event» (un événement inoubliable) ayant provoqué quarante minutes d’ovation et cinq rappels, comme nous l’indique obligeamment le site du phénoménal Jonas. En fait, il s’agissait tout simplement d’une soirée de promotion pour son dernier CD (fabuleux !) entièrement consacré à Puccini, comme en font tous les artistes, mais rarement à la Scala !
Pour commencer, gros plan sur la cathédrale de Milan et ses alentours sous l’œil conquis mais réservé (comme toujours) de notre ténor allemand en costume-gilet gris clair assorti à sa barbe poivre et sel. Puis interview de quinze ou vingt minutes par une jeune blonde policée, au cours de laquelle nous avons pu admirer l’anglais et les réponses très policées de l’interviewé aux questions habituelles, genre comment abordez-vous le récital par rapport à l’opéra.
Puis lorsque l’orchestre –enfin !- fit entendre un «Preludo sinfonico» de jeunesse, soudain Jonas se mit à nous entretenir, sur un ton agréablement didactique, de l’ascension de Puccini, illustrée par des projections de photos et de courts films d’époque : le maestro devant son piano, en pédalo ou dans sa splendide auto, chapeauté, ganté, guêtré, cigarette aux lèvres, genre Vittorio de Sica, bourreau de travail, grand seigneur et coureur impénitent, véritable «pop star» de l’époque grâce à l’invention du phonographe propageant la voix de Caruso dans tous les foyers.
Un commentaire en «voice over» couvrant la musique lors d’un récital, fut-ce par la voix du «plus grand ténor vivant», c’était du jamais vu ! Quel était le message subliminal ? Kaufmann ayant supplanté Puccini au paradis des «pop stars» du lyrique ?
Enfin nous entendîmes son beau timbre de bronze, pianissimi et si bémol inclus dans le «Nessun dorma (Que personne ne dorme), le grand air de «Turandot» (immortalisé en son temps par Pavarotti), sa merveilleuse technique toute entière au service de l’émotion. Quand notre star planétaire, lors de son deuxième «Nessun dorma» donné en rappel, s’arrêta brusquement, confus et souriant.
Il s’était trompé ! Il avait perdu sa concentration ! Il était donc humain !
Mais même Jonas Kaufmann, aussi fabuleux chanteur que bel homme, est-il fait pour être filmé en gros plan ? Pour nous montrer et remontrer les tréfonds de son palais, sa dentition impeccable, sa moindre ride, sa moindre respiration et expression ?
Le chant y gagne-t-il ? Ne demande-t-on pas trop à nos stars lyriques ?
Le jour même, je venais de lire sur le site de «Forum Opéra» que le Metropolitan Opera ne faisait plus recette, les Newyorkais préférant depuis quelques années aller voir les opéras maison dans les salles obscures, à cause de la fameuse série «Live from the Met» (En direct du Met). Paradoxe : cette série proposant à travers le monde la retransmission en direct d’une dizaine d’opéras de la saison au cinéma (image et son HD) fut lancée il y a dix ans par Peter Gelb, alors nouveau patron du Met, pour accroître son audience et son image.
Le succès a été proprement planétaire, et nous nous sommes habitués à voir l’opéra en gros plan, puisque le cinéma fonctionne ainsi. Et puisque le cinéma a révolutionné la mise en scène d’opéra. Patrice Chéreau comme l’américain Peter Sellars, les premiers, puis aujourd’hui des artistes comme le russe Dmitri Tcherniakov, le polonais Krzysztof Warlikowski ou le cinéaste français Benoit Jacquot, ont bouleversé ou bouleversent la mise en scène des œuvres lyriques en y faisant entrer la nervosité et la rapidité du cinéma, exigeant des chanteurs d’être aussi des acteurs… de cinéma. Quant on sait l’incroyable défi que représente un grand rôle lyrique, comment font-ils donc ?
Il m’est arrivé de voir un opéra «in situ» et au cinéma presque simultanément, et je me suis dit ce n’est tout simplement pas la même expérience, et parfois la même œuvre. Ainsi, à l’imitation de «Live from the Met», le circuit «UGC Viva L’Opéra» diffusait jeudi dernier, en direct de l’Opéra de Paris, le doublé «Iolanta/Casse-Noisette» (Voir«Les Soirées de Paris», «Ca déménage à l’Opéra de Paris avec « Iolanta » et « Casse-Noisette» »), que j’avais déjà vu deux fois au Palais Garnier.
Rassurons-nous : rien ne peut remplacer ce moment où le rideau va se lever, l’attente, l’excitation, la salle bruissant de rumeurs, le maestro qu’on acclame à son entrée, la musique tout proche, toute chaude, emplissant l’espace, nos héros de la soirée, là-bas, au loin, sur scène, la façon dont ils tiennent la salle entière suspendue à leur souffle, les «Bravo !» qui éclatent soudain, la salle entière qui exulte.
Le bonheur du plus haut niveau partagé. Car contrairement au Met, les retransmissions en direct au cinéma n’ont pas eu d’effet sur la fréquentation de l’Opéra de Paris ou du Théâtre des Champs-Elysées.
Au cinéma, c’est bien différent. Bien sûr on découvre ou redécouvre une œuvre, on en perd pas une miette grâce aux sous-titres si lisibles, on remarque des choses qu’on ne voit pas de loin.
Par exemple, lors de la retransmission en direct de «Iolanta», on a rien perdu du moindre jeu de scène que Tcherniakov exige des chanteurs, et il exige beaucoup. Ainsi, en gros plan, j’ai davantage apprécié, outre sa chaude voix de soprano lyrique, le jeu de la belle bulgare Sonya Yoncheva dans le rôle titre, la caméra restituant sa présence émouvante, fragile et lumineuse. J’ai aussi pu saisir davantage la fascinante mécanique de précision qui est la signature du metteur en scène, et je dois dire que sur ce plan, j’ai «marché» autant au cinéma. Quant au ballet, il perdait en partie, pour cause de distanciation, l’effet de sidération qu’il provoque à Garnier.
Et bien sûr, la musique est souvent la grande perdante de ces opéras filmés.
Cela dit, les fous d’opéra comme moi ne peuvent pas s’empêcher de courir au cinéma voir leurs idoles, tout comme les amateurs se disent que c’est moins cher qu’une place d’opéra, et moins intimidant. Mais pour les uns et les autres, c’est tout simplement, à mi chemin du cinéma et de l’opéra, une expérience du troisième type.
A moins qu’un grand cinéaste ne s’attelle à la tâche, comme Ingmar Bergman avec «La flûte enchantée» de Mozart (1975), ou Benoit Jacquot avec la «Tosca» de Puccini (2001), servie par Angela Gheorghiu et Roberto Alagna au temps de leur splendeur vocale.
Lise Bloch-Morhange
**« Live from the Met », circuit Gaumont Pathé
**Cinéma « Le Balzac » à Paris, série « Musique à l’écran », et « Hommage au Festival d’Aix-en-Provence » du 31 mars au 6 avril
** « Viva l’Opéra », circuit UGC, où l’on s’obstine à ne pas donner la date de captation des opéras projetés, en dehors des directs
**Les chaines télévisées Mezzo et Mezzo HD présentent en permanence des opéras filmés
**DVD Sony Jonas Kaufmann « Nessun Dorma”, The Puccini Album
Merci pour cet article à la fois passionnant, piquant et drôle !
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