L’Histoire est, selon les mots mêmes d’Anselm Kiefer, un «matériau» qu’il semble n’avoir jamais fini de tordre et occupe son œuvre entière. Pour le peintre né l’année où la guerre prit fin dans une Allemagne dévastée par les bombardements, les thématiques de la destruction et les ruines sont une source inépuisable d’inspiration : ses œuvres vomissent le sable, la cendre, la suie, et jusqu’aux sécrétions (salive…), le sang ou les cheveux humains ; autant de matières qui évoquent bien sûr l’horreur de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah.
Pour Kiefer, l’histoire – la sienne, c’est-à-dire celle de son œuvre – semble s’être arrêtée au dernier conflit mondial, en dépit d’une production prolifique qui se poursuit à ce jour et que le Centre George Pompidou offre l’occasion de découvrir à travers une vaste et très complète exposition. «Pour se connaître soi il faut connaître son peuple et son histoire», a coutume de dire Anselm Kiefer lorsqu’il est interrogé sur ses perpétuelles références au passé de son pays d’origine.
Tout a commencé en 1969, lorsque l’artiste se fait connaître par des créations plastiques faisant allusion au nazisme, conçues dans le but d’alerter sur le risque toujours présent de ses dérives. Cette année-là, l’artiste réalise une série d’autoportraits – mi-photographies, mi-performances – intitulés «Occupations», dans lesquels il apparaît vêtu du costume militaire que portait son père dans la Wehrmacht, faisant le salut hitlérien. Il répète cette mise en scène à la manière d’un inventaire, «occupant» plusieurs lieux et bâtiments connus d’Europe. Une série de peintures «Heroische Sinnbilder» («Symboles héroïques») suivront ce premier travail photographique.
A l’époque ces œuvres font débat car certains y voient une apologie du nazisme (dans l’exposition, qui ouvre justement sur cette partie de l’œuvre de Kiefer, le spectateur non averti peut aussi le penser). Pourtant, l’idée de l’artiste était plutôt de prévenir une forme d’amnésie collective. Sa démarche révèle aussi la nécessité d’endosser une part de responsabilité en tant qu’Allemand et héritier de l’histoire de son pays.
Comme Georg Baselitz, Markus Lüpertz ou Jörg Immendorf, Kiefer fait partie de cette génération d’artistes nés après-guerre porteuse du poids des exactions des générations précédentes. Beaucoup d’artistes se poseront la question de savoir quel art peut exister en Allemagne après le nazisme. Certains se tourneront vers l’abstraction. Kiefer, comme Baselitz, s’emparera des symboles glorieux de l’Allemagne (la bataille d’Arminius, le tombeau d’Alaric…) et des héros de la mythologie wagnérienne (Parsifal et les Nibelungen) que le national-socialisme avait détournés à son profit, pour leur donner en quelque sorte une nouvelle légitimité. Pourtant la référence à ces héros dévoyés est souvent dérangeante, encore aujourd’hui. D’où, peut-être, un certain malaise que peut ressentir le spectateur devant ses œuvres. Que nous disent, en effet, ces personnages ayant fait la gloire d’une époque honteuse et qui côtoient sur une même toile des héros ordinaires du passé ? Impossible de ne pas être interpellé.
La poésie est une autre source d’inspiration d’Anselm Kiefer qui y puise directement des fragments de phrases qu’il écrit à même ses toiles. L’artiste, qui a toujours voulu être poète et réalise des livres-objets (1), a dédié plusieurs de ses tableaux aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann et Velimir Khlebnikov : trois auteurs ayant entrepris de dresser le langage contre l’oubli et la barbarie.
Kiefer est également très influencé par le mysticisme de Robbert Fludd, grand humaniste renaissant, et les écrits de la kabbale, la tradition juive. Kiefer se rend à deux reprises en Israël (en 1984 et 1990). Ce sera pour lui l’occasion de s’intéresser à la culture yiddish et aux écrits d’Isaac Louria, fondateur de la kabbale moderne au XVIème siècle. La kabbale d’Isaac Louria décrit trois moments essentiels de la création du monde : successivement le tsimtoum, la shevirat ha-kelim et le tiqqoun, qui vont dès les années 1990 imprégner l’œuvre de Kiefer. Et c’est de l’une des premières figures de la mythologie kabbalistique, Lilith (première épouse d’Adam, puis de l’ange de la mort Sammaël, et mère des démons), dont il va s’emparer dans ses œuvres «Lilith» (1987-1990) et «Liliths Töchter» («Les Filles de Lilith», 1998). Kiefer est-il un mystique ?
Depuis les années 1990, Anselm Kiefer vit en France près de Barjac (Gard). Il a fait de son premier atelier, La Ribaute, une œuvre d’art total dont le parcours s’envisage comme un périple où sont érigées des tourelles branlantes et des jardins percés de nombreux souterrains abritent ses créations. Kiefer a également fait l’acquisition de plusieurs anciens entrepôts en région parisienne pour y travailler et y héberger ses œuvres monumentales (rappelons que le peintre a inauguré le cycle Monumenta au Grand Palais en 2007 avec «Chute d’Etoiles» – «Sternenfall»).
Si l’on tente de ranger l’œuvre de Kiefer du côté des expressionnistes dont il semble picturalement proche, celui-ci s’insurge. Non, il n’appartient à aucun style, ni à aucun mouvement ou courant de pensée. De même, lorsqu’on l’interroge sur des sujets d’histoire plus contemporaine : quid des migrants, de Daesh, par exemple ? Kiefer répond que son histoire à lui est celle de la Seconde guerre mondiale, car il est né avec elle… Cette «fascination» durable pour des thèmes qui confèrent au morbide lui est sans cesse reprochée car ses détracteurs veulent y voir comme une ambiguïté. Toujours Kiefer s’en défend, poursuivant son œuvre sans relâche. La rétrospective du Centre Pompidou a donné lieu à la création de près de 45 œuvres conservées dans des vitrines, sur les thèmes de l’alchimie et de la kabbale, pour lesquelles Kiefer a puisé dans «une réserve de possibles», un arsenal d’objets hétéroclites (dont certains de sa famille) en attente de rédemption.
Valérie Maillard
« Anselm Kiefer », au Centre Georges Pompidou de Paris. Jusqu’au 18 avril.
(1) Après une exposition de la BNF sur les livres-objets d’Anselm Kiefer qui se tenait jusqu’en février.
Quand cessera t’on de nous bassiner avec les horreurs du passé. Soyons moderne et intéressons nous aux horreurs d’aujourd’hui. Nous n’avons rien à envier à nos pères, un peu de sang neuf que diable !