Comment Verdi put-il composer un tel chef d’œuvre musical sur un livret aussi invraisemblable et à la limite d’un ridicule d’ailleurs moqué par les Marx Brothers dans leur Nuit à l’opéra ? Les mélomanes ne s’y sont pas trompés, qui, dès la première du Trouvère (en 1853) applaudirent à sa force musicale et à la magie de ses mélodies, peu leur important le fond de l’affaire.
Il trovatore met en scène une histoire d’amour et de vengeance. Il use de ressorts convenus et accumule les improbabilités : un troubadour roucoulant sous les fenêtres de sa belle, un quiproquo nocturne en forme de baiser volé destiné à un autre, la méprise d’une mère jetant au feu le bébé qu’elle ignorait sien, la révélation ultime de l’existence d’un lien de sang. Il faut la virtuosité du compositeur italien pour faire feu musical de toutes ces essences de bois chères à l’imaginaire romantique de l’époque : l’obscurité, la forteresse, le duel, le bûcher. Mais maestro, on s’en moque !, et le soir à l’Opéra bastille, le temps paraît court au spectateur. Verdi ne lui laisse aucun répit, les duos du Trouvère sont magnifiques (le tête-à-tête de la nonne et du chevalier) et ses trios renversants. Chœurs et orchestration rivalisent d’intensité sans qu’on puisse regretter la domination occasionnelle de cette dernière, puissamment énergique en cuivres. D’un bout à l’autre, on réfrène ses envies de battre la mesure avec les pieds, la tête imperceptiblement se balance, et de manière irréfragable. Irrésistible aussi est la ritournelle des bohémiens scandant Chi del gitano i giorni abella ? La zingarella !
Fait de sortes de colonnes de Buren biseautées qui tantôt s’ajustent et s’enfoncent dans les puits de la scène, tantôt la survolent, le décor est ingénieux quoique téméraire, il oblige les interprètes à reculer à bon escient. Leur alignement savant à diverses altitudes figure ici un cimetière militaire, là un chemin de bosquets labyrinthique propre à tous les égarements (entre amour et jalousie, entre passé et présent). Il suggère là encore une muraille crénelée de château forcément en Espagne, discret clin d’œil au dramaturge andalou Garcia Gutiérrez, exégète d’Alexandre Dumas père, qui insuffla à Verdi cet opéra chevaleresque. Astucieux aussi ce fond scénique tout tapissé de miroirs dont les reflets tremblotants floutent et dupliquent les figurants (déjà nombreux) et dédoublent l’espace. On y entr’aperçoit parfois la gestuelle énergique et fugace du chef d’orchestre Daniele Calligari. Ce jeu de glaces en dédale livre au parterre de belles séquences, comme ces nonnes glissant à pas compassés, tête sagement inclinées sous leurs coiffes blanches amidonnées. Ou ces soldats lourdement équipés de masques à gaz qui réveillent en nous le souvenir des poilus surgissant depuis les tranchées…
Sans aller jusqu’à donner le frisson (dommage), les voix féminines s’affirment au second acte. Verdi les voulait poussées à l’extrême, avec ce crescendo son vœu est exaucé. La soprano chinoise Hui He campe une Leonora consumée de passion qu’écartèle le serment extorqué de se donner à un autre. Son déchirement redouble d’intensité dans ses échanges (duo et trio) avec son ou ses deux prétendants. La jalousie, quand elle se fait lyrique, offre de très beaux moments. Luciana d’Intino fait une Azucena convaincante en fille de bohémienne doublement accablée par le poids d’un secret et l’ordre de vengeance intimé par sa mère avant de brûler vive pour sorcellerie. Toutes deux impriment à la mélodie son balancement constant très particulier entre embrasement et ténèbres, ravissement et consternation.
Le ténor argentin Marcelo Alvarez est Manrico, le fameux trouvère. L’interprète est “souffrant“, nous apprend-t-on durant l’entracte ( ?!). Il n’en terminera pas moins plus qu’avantageusement sa prestation de chantre de l’amour courtois, fusil et mandoline en bandoulière. De quoi laisser dubitatif quant à l’utilité de ce genre d’annonce qui incite – au mieux – à redoubler d’applaudissements pour saluer la performance, au pire à traquer d’éventuelles défaillances musicales ou d’étranges pâleurs… L’opéra n’est pas le cirque à guetter le roulement de tambour, et Il trovatore mérite mieux que ça. Comme d’entendre la voix du ténor venue d’ailleurs (en l’occurrence des coulisses), conférant au personnage sa dimension thaumaturgique. Un procédé qu’utilise Verdi dans sa trilogie populaire Rigoletto/La Traviata/Il Trovatore.
Le baryton ukrainien Vitaliy Bilyy interprète le comte di Luna, rival aristocratique du trouvère. Les applaudissements qu’il recueille démontrent qu’il n’a point fait fausse route musicale en orientant sa carrière vers le chant lyrique plutôt que la direction d’orchestre.
Opéra de luth et d’épée, Le Trouvère n’a pas d’âge ni de frontières, et les costumes de ses interprètes non plus. Les femmes sont en robe longue, les hommes en tenue militaire ou en costume, souvent revêtus de longs manteaux de style western spaghetti. Ainsi figuré, le drame lyrique peut traverser les siècles malgré les reproches récurrents qui lui son faits : synopsis alambiqué, loufoqueries à la limite du grotesque et amoncèlement de cadavres. Jeudi dernier à la Bastille, Le Trouvère a suscité l’enthousiasme du public comme au premier jour, depuis le tonitruant All’erta, all’erta ! de la sentinelle Ferrando (le chinois Liang Li) jusqu’au vain rugissement final du comte di Luna E vivo encor !
Guillemette de Fos