Ce n’est ni vraiment un Jules, un mari, un ami, un petit ami, un fiancé, un sex-friend, un « keum » ou quoi d’autre encore car « il » n’est rien de tout cela exactement. Ce n’est ni le bruit ni le silence, pas plus qu’un « bruissement dans le dévers« , c’est autre chose. Ce n’est ni « je », ni « nous », ni « on » et encore moins « soi », alors à qui appartiendrait une autre forme de point de vue? Voilà l’interrogation légitime à laquelle se sont pliés quarante quatre écrivains dans le « Dictionnaire des mots manquants » qui doit paraître le 3 mars aux éditions Thierry Marchaisse.
A la page 39 de l’ouvrage, on s’émeut, faute de préavis. Le journaliste Didier Pourquery nous parle de sa fille disparue en 2007. Si cela avait été l’inverse, elle eût été orpheline. Mais là, abandonné à son chagrin il est quoi? « Orphelin de sa fille?« , questionne-t-il tout en rappelant que pourquoi pas puisque étymologiquement orphelin veut dire « privé de« . Dans ce décorticage sémantique, l’émotion filtre mais sa plume continue. Peut-être est-il « simplement veuf de sa fille » car explique celui qui est aussi écrivain, c’est bien la mort qui lui a enlevée. Tout cela reste « indicible » finit-il par conclure laissant entendre que si les mots manquent, c’est sans doute pour une bonne (ou une mauvaise) raison.
Ce livre est assez remarquable par l’originalité de son fil conducteur. Chaque chapitre confié à un auteur commence par une triangulation de mots. La triangulation c’est ce qui permet à un opérateur de télécoms de localiser un client. On peut aussi penser au triangle des Bermudes qui fait disparaître les navigateurs trop confiants. Dans le cas qui nous occupe c’est une façon de cerner le mot manquant ou caché, comme un boson de Higgs.
Et donc au-dessus du texte de Diane de Margerie, par exemple, figurent « énigme », « amitié », « amour ». L’auteur s’étonne de ne pas trouver un terme pour désigner celui qui n’est pas ami, pas un petit ami, pas complètement un amant et certainement pas un mari. Faute de mieux, de ce mot manquant, elle évoque cette fameuse « amitié amoureuse » qui rapproche parfois deux personnes, tout en soulignant qu’elle est multiforme ce qui ne simplifie pas la tâche pour traquer le vocable qui fait défaut. On en déduit que lorsque l’on trempe dans l’indicible, c’est bien difficile de se justifier avec des mots d’emprunts qui vous accusent plutôt qu’ils ne vous absolvent.
Le « Dictionnaire des mots manquants », est un livre par essence vertigineux puisque les balises y dénoncent des gouffres. Cette proposition livresque quasi-philosophique, en tout cas lexicale voire linguistique, n’est pas un gadget qui ferait la matière des rubriques lectures dans les magazines faciles. La couverture nous indique qu’il a été dirigé par Belinda Cannone et Christian Doumet et visiblement ils ont mis la barre assez haut tant dans le cahier des charges que dans le choix des auteurs. Cela ne donne pas forcément une lecture aisée mais comme il n’y a pas d’intrigue, puisque ce n’est pas un roman, cela peut se lire par bouts.
La relation à l’autre y tient une place assez importante et cela peut se comprendre étant donné que le « lien » est une puissance quasi-vaudoue qui nous dépasse la plupart du temps. Mais on s’y amuse aussi quand l’un s’étonne qu’il y a des imposteurs mais pas d’imposteuses ou encore que l’on trouve bien des culs de jatte mais que le dictionnaire a oublié ceux a qui on a coupé le nez.
A noter que le temps arrange les choses puisque nous avons désormais des auteur(es) et que la langue se déforme aussi à l’occasion. Autrefois « sophistiqué » signifiait « fait croire ce qui n’est pas », aujourd’hui le vocable désigne en général quelque chose de complexe ou raffiné. C’est un « joker », bon à tout faire.
A la fois cahier de présence et registre des absences, ce dictionnaire se revendique non exhaustif et pour cause. Il se limite à la langue française, lacunaire malgré sa grande richesse. Il faudrait sans doute piocher ailleurs pour dire plus précisément ce que l’on veut décrire. Par exemple les italiens ont le mot innamorento pour évoquer l’état amoureux. Et sans doute avons-nous, nous Français, des mots que nos amis italiens n’ont pas.
PHB
… ou comme entre l’anglais et le français, cette lacune étrange qui dit bien « boy » et « son », « garçon » et « fils », mais nous, nous n’avons que « fille », là où ils ont « girl » et « daughter ».
Sur cette question, j’ai ainsi une lacune quant à la raison de ce manque.
BM
PS : merci de cette recension qui suggère par ailleurs l’hypothèse que l’on a inventé la poésie et la littérature parce qu’il manquerait justement des mots…
Très belle idée que ces mots manquants!
Lorsque j’habitais aux Etats-Unis, un de mes amis journalistes américain me disait souvent « Lise, we have un word for EVERYTHING! »
Et nous nous amusions à comparer les mots ou les expressions dans les deux langues.
Incontestablement, la langue anglaise est beaucoup plus précise que la française, d’où la nécessité de ces mots manquants, même si rester imprécis est tellement plus poétique of course.
La langue anglaise plus précise que la française… l’histoire des traités de paix et des résolutions de l’ONU prouve tout le contraire…
On dit le français rigoureux et l’anglais plus souple, plus propice à des interprétations…
Mais bon, je vois peut-être du dénigrement là où vous n’en mettez pas…
Je me souviens que Stendhal aimait lire le Code Civil chaque jour parce que cet ennemi des adjectifs y voyait la quintessence de la langue française…
Et nos élites pour qui le modèle anglo-saxon est le nouveau veau d’or ne s’amusent-elles pas à détricoter le Code du Travail en rendant ce qui était net et précis flou comme en anglais ?
Jamais l’anglais n’a connu la « bride » du classicisme.
Chez les anglo-saxons, jamais Malherbe vint et jamais ce qui se conçoit bien ne s’est énoncé clairement…
Écoutons ce magnifique « art poétique » de Boileau… et vive la langue française :
Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher.
Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux;
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain
Nicolas Boileau, L’art poétique, chant I, v.131-162
Un sujet d’étonnement pour moi est l’emploi de vocabulaire anglais dans la langue française alors que rien, sur le plan linguistique, n’y oblige. S.
Rien n’y oblige, Steven… Sauf le snobisme de l’élite ou comme disait Pierre Bourdieu « l’effet de distinction ». Dans un second temps, les mots anglais sont relayés par les médias et se diffusent dans toutes les classes.
Ça c’était le modèle ancien de propagation. Il y en a maintenant un autre qui vient des « cultures jeunes » : rap, sport, tag… Les mots sont repris dans les pubs et se diffusent alors vers les autres classes et notamment l’élite qui s’en empare…
Dès lors, du haut en bas de la société française, tout le monde truffe son discours d’anglicismes plus ou moins bien utilisés…
Cela ne veut pas dire que l’anglais gagne des « parts de marché » dans la population française…. Prenez les cinéphiles, ceux qui ne vont voir les films qu’en « vo »… Quand la Cinémathèque passe un film sans sous-titres parce que la copie n’en a pas ou que le sous-titreur est défaillant : il ne reste qu’une poignée de spectateurs…
Prenez ceux qui se targuent d’être bilingues dans l’oligarchie administrative et qui seraient prêts à abandonner le français pour que l’anglais soit la langue unique européenne… je vous défie de trouver un roman en anglais dans leurs bibliothèques et les journaux en anglais qu’ils lisent sont, qu’ils le veuillent ou non, en « easy english »…
Enfin, le mal est lointain… Lisez Stendhal et vous verrez qu’on peut être un grand styliste français et truffer sa correspondance et ses écrits intimes de mots anglais…
Merci Philippe pour ce beau papier sur la présence de nos mots absents ! A mon tour de m’interroger, qu’écrivons-nous (ou que lisons-nous) dans Les soirées de Paris : critique, chronique, billet affectif, aventure d’une âme ? peut-être y a t-il là un nouveau mot manquant à trianguler !
Merci pour cette critique enthousiaste mais
« L’auteur s’étonne de ne pas trouver un terme pour désigner celui qui n’est pas ami, pas un petit ami, pas complètement un amant et certainement pas un mari »
Cet article est de moi, à moins que Diane de Margerie ait eu exactement cette problématique. Comment « nommer » celui qui n’a pas de nom commun ?
Claire Tencin
Auteure dans les Mots Manquants
Votre clarification est la bienvenue et il aurait fallu que je précise votre contribution fort intéressante page 31. Mais il est vrai que Diane de Margerie évoque également « l’amitié amoureuse » tout en balançant entre « ami » et « amant ». Merci de votre commentaire. PHB