A quatre-vingt dix ans passés, Michel Bouquet – celui-là même qui avait annoncé en 2011 en avoir fini avec le théâtre (mais qui n’avait pas tenu longtemps sa promesse, pour notre grand plaisir), joue depuis le 23 décembre dans « A tort et à raison ».
Pour cette pièce écrite par Ronald Harwood (scénariste entre autres du « Pianiste »), Bouquet a troqué la couronne ridicule du « Roi se meurt » d’Eugène Ionesco qu’il portait en 2014 dans le même théâtre (1), contre l’austère chapeau noir du chef d’orchestre de la Philharmonie de Berlin, Wilhelm Furtwängler, soupçonné de collusion avec le régime nazi.
La pièce se déroule entre février et juillet 1946. Le commandant américain Steve Arnold (Francis Lombrail), agent d’assurance dans le civil et amateur de hot Jazz (et qui n’entend rien à la musique de Beethoven), est chargé par la Commission de dénazification de conduire l’enquête sur le prestigieux chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler dont il n’a strictement jamais entendu parler : « Je ne vous connaissais pas. C’est la raison pour laquelle ils m’ont envoyé ici. »
Choqué par ce qu’il a vu dans les camps d’extermination et bien décidé à prouver la culpabilité de l’artiste, le commandant américain interroge Furtwängler sans relâche. Autour de lui, de l’officier en second à la dactylo, tous respectent Wilhelm Furtwängler pour sa réputation et son art. Le commandant, lui, ne se laissera jamais impressionner, sûr de pouvoir faire le jour sur la culpabilité de l’ex-Generalmusikdirektor.
Pourquoi Furtwängler est-il resté à la tête du Berliner ? Pourquoi n’a-t-il pas abandonné ses fonctions pour s’expatrier comme l’ont fait d’autres intellectuels et artistes ? Pourquoi a-t-il dirigé son orchestre pour l’anniversaire du Führer, échangeant même avec Goebbels une poignée de mains ? Wilhelm Furtwängler se défend : Je suis resté pour assurer la continuité artistique, pour que vive la culture libre, pour être un rempart apolitique face au lavage de cerveau conduit par la propagande nazie… « La musique est un parfait démenti à l’abrutissement et à l’anéantissement », oppose-t-il à ses détracteurs. Défilent des témoins devant le commandant américain (Juliette Carré, Didier Brice), pour assurer que Furtwängler a bien aidé des juifs et des opposants menacés à sortir d’Allemagne. Des lettres, par dizaines, sont là pour l’attester. Qui a raison et qui a tort ?
« On ne sait jamais qui a raison ou qui a tort. C’est difficile de juger », disait l’humoriste Raymond Devos. Si le registre de vocabulaire des termes tort-raison, qui donne son titre à la pièce, est bien celui du droit, il y a aussi dans ce registre l’idée d’une accusation sous-jacente, celle d’un jugement porté sur quelqu’un (ou sur ses actes). Dans cette pièce où l’on interroge non pas tellement les actes de Furtwängler mais plutôt ses absences d’actes (pourquoi n’est-il pas parti ?), on suppose que son immobilisme même est coupable. Si vous étiez là, vous étiez donc d’accord…
Michel Bouquet prête toute sa force théâtrale à un chef d’orchestre que tout accuse. Quand il fait sa première apparition sur scène, le public applaudit chaleureusement. Cela fait bien dix minutes que le reste de la troupe de comédiens s’échine à installer l’intrigue – le verbe « meubler » prend ici tout son sens –, mais c’est Bouquet que le public attendait. Il ne sera pas déçu : Bouquet sur une scène c’est encore et toujours le théâtre incarné. Avec Jean Piat et Robert Hirsch, il est l’un de ces rares nonagénaires à avoir élu domicile sur les planches. Ad vitam.
Bouquet vibre, Bouquet gronde, Bouquet fait jaillir la colère du tréfonds de son être. Sous le geste théâtral, sa main, son bras, retrouvent de cette force que l’âge emporte. Le bras se dresse, tandis que du ventre du bonhomme surgit la verve, mordante. Il est tantôt hautain et superbe, tantôt humble et brisé. Parfois, la voix elle aussi se brise et devient fragile et fluette : faut-il tendre un peu l’oreille aux derniers rangs ? Sans doute.
Cette pièce Bouquet l’a déjà jouée en 1999. Il a accepté de la rejouer sous la direction de son compère Georges Werler. Le comédien a trente ans de plus que le personnage qu’il incarne (Furtwängler avait soixante ans en 1946), mais il fait un Furtwängler plus que crédible.
L’interprétation de Lombrail dans le rôle du commandant est attachante mais légèrement caricaturale par instants, la faute aux dialogues peut-être. Juliette Carré qui ne fait qu’une (trop) courte apparition est sublime et sa voix porte haut. Didier Brice est tout à fait juste en second violon dans un rôle complexe. Mais les deux jeunes comédiens, malgré une belle présence, sont encore mal dégrossis. La mise en scène, quant à elle, est classique et les décors collent à l’époque. Cependant, les éléments d’uniformes des américains (imperméables, chemises, pantalons et chaussures) sont issus d’uniformes français – ceci à l’attention des puristes –, c’est dommage (des uniformes américains cela se trouve, non ?), mais n’entrave en rien la cohérence du propos. Quant au chapeau noir, au grand manteau sombre et à l’écharpe rouge de Furtwängler-Bouquet, n’évoquent-ils pas un certain « Promeneur du Champ-de Mars » que campait Bouquet à l’écran ? (2). Détail troublant.
Le véritable Furtwängler a été blanchi et a repris sa baguette de chef d’orchestre dès 1947 qu’il n’a plus lâchée jusqu’à sa mort, en 1954. Ses historiens s’accordent à penser qu’en tant que « trésor national » Furtwängler, au même titre que Richard Strauss, était précieux pour la grandeur de l’Allemagne nazie qui n’était certainement pas disposée à les laisser partir. Arrivé à l’âge mature sous le IIIe Reich, Furtwängler était parvenu à la plénitude de son art. Il demeure un grand chef d’orchestre et un grand compositeur qui fait toujours référence pour les musicologues. Ironie de l’Histoire, le grand public a sans doute retenu davantage que celui de Wilhelm Furtwängler, le nom de son contemporain et rival Herbert Von Karajan, qui lui, ayant adhéré jeune aux idées et au parti nazi, fit bien l’objet d’une procédure de dénazification au sortir de la guerre.
Valérie Maillard
(1) Au théâtre Hébertot en 2014 puis au Théâtre de Paris, sur une mise en scène du même Georges Werler.
(2) « Promeneur du Champ-de Mars » (2005), de Robert Guédiguian, avec Michel Bouquet dans le rôle de François Mitterrand.
« A tort et à raison » avec Michel Bouquet, Francis Lombrail, Juliette Carré, Didier Brice, Margaux Van Den Plas et Damien Zanoly. Mise en scène Georges Werler. Jusqu’au 31 mars. Théâtre Hébertot, 78 bis boulevard des Batignolles, 75017 Paris.