La cité indienne de Chandigarh cinquante ans après Le Corbusier

Aperçu de l'exposition "Chandigarh". Photo: Valérie MaillardAu début de ce gigantesque projet d’urbanisme et d’architecture, des émissaires du Premier ministre indien Nehru débarquent à l’agence du Corbusier, à Paris. Nous sommes en 1950 et l’Inde est indépendante depuis trois ans. L’ambition de pandit Nehru de fonder un Etat indien moderne et laïque se conjugue avec celle de bâtir la nouvelle capitale du Pendjab.

L’architecte américain initialement choisi pour ce projet colossal a dû renoncer après une série de déconvenues. Le Corbusier qui se voit proposer de prendre la suite est tenté d’en faire autant. Mais il n’a pas le choix : faute de pouvoir revendiquer une commande d’envergure identique, il accepte. Une exposition à découvrir à la Cité de l’architecture & du patrimoine jusqu’au 29 février.

Le chantier est situé à 6000 kilomètres de Paris ? Qu’à cela ne tienne, « Corbu » embarque deux architectes anglais expérimentés dans l’aventure (Jane B. Drew et Maxwell Fry) qui ont à leur actif des réalisations en zone tropicale. Le projet l’obligera à s’absenter longtemps ? Il convoque son cousin Pierre Jeanneret qui s’installera de 1951 à 1966 à Chandigarh. Jeanneret, en l’absence de « son autoritaire cousin », deviendra le véritable maître d’œuvre et réalisera lui-même une centaine de bâtiments et presque tout le mobilier. Ainsi, conformément à ses vœux, Le Corbusier ne passera que très peu de temps en Inde.

En quelques jours seulement, Corbusier trace un plan d’urbanisme complet pour Chandigarh ; ce qui fera dire aux observateurs que celui-ci a dû s’inspirer fortement du plan établi par l’architecte précédent. Le Corbusier niera, manifestant même de la réprobation pour le travail réalisé avant lui : « En huit jours, nous avons fait un plan mirobolant (…) qui fournira les plus belles solutions architecturales. Nous avons écrasé l’Américain qui importait aux Indes des idées américaines que je réprouve. » Dans la réalité, il subsiste des éléments du projet américain comme l’aménagement des espaces verts dans la ville, imaginé sur le modèle des cités-jardins anglaises.

Photos de bâtiments publics à Chandigarh, années 1950-1960. aperçu de l'exposition. Photo: Valérie Maillard

Photos de bâtiments publics à Chandigarh, années 1950-1960. Aperçu de l’exposition. Photo: Valérie Maillard

Corbusier propose le plan d’une ville qui ne ressemble en rien aux villes indiennes traditionnelles. Ni à Jaipur, ni à New Delhi dont il va pourtant s’inspirer. Avec Jane B. Drew, Maxwell Fry et Pierre Jeanneret, il travaille en étudiant les maisons paysannes bâties à proximité du lieu où sera érigée la future cité. Il conçoit deux grandes typologies d’habitation : la maison des Péons (une construction très économique d’une surface de 110 m2) et une maison destinée à accueillir les fonctionnaires attachés au gouverneur. Elles serviront toutes deux aux architectes indiens et anglais de l’équipe corbuséenne pour décliner la plupart des logements.

La commande indienne prévoit également des bâtiments officiels comme le palais de l’Assemblée, la mairie, le collège, l’université, etc. Quelques uns ne seront pas réalisés comme le palais du gouverneur, un bâtiment hors normes jamais vu dans l’œuvre du Corbusier et pour lequel tous les plans ont été conservés.

Le projet Chandigarh envisageait l’établissement d’un rapport clair entre ville et campagne afin d’éviter une urbanisation future « en tâche d’huile » décriée par la plupart des architectes – dont Le Corbusier : « Il n’y a pas de banlieue possible à Chandigarh », disait-il. Cette volonté a même été officialisée par une loi étatique qui prévoyait une zone non ædificandi de 8 kilomètres autour de la ville (ensuite élargie à 16 kms).

Qu’en est-il aujourd’hui ? Et bien, ni la loi, ni la volonté des concepteurs du projet n’ont pu empêcher l’occupation de cette zone par de nombreuses industries et équipements divers. Des constructions provisoires ou des bidonvilles les ont rejoints. Par ailleurs, le statut de double capitale de Chandigarh, survenu avec la création de l’Etat de l’Haryana en 1966, a transformé la cité. Celle-ci compte aujourd’hui près de 1,5 million d’habitants, alors qu’elle n’était conçue que pour dix fois moins de personnes…

Dans l’exposition qu’elle consacre à Chandigarh, la Cité de l’architecture & du patrimoine de Paris propose aux visiteurs de découvrir ce qu’est devenue la ville cinquante ans après sa conception. Et comment les indiens se sont aujourd’hui approprié leur cité. La scénographie confronte plans, documents et maquettes d’époque à des documentaires tournés à Chandigarh en 2014 et 2015. Ces derniers donnent la parole à ses habitants qui décrivent la façon dont ils vivent. Certains d’entre eux se taisent et ouvrent simplement la porte de leur maison dans laquelle on pénètre sur leur pas.

C’est l’artiste vidéaste Christian Barani qui a filmé ces habitants, en associant le champ du documentaire à celui des arts visuels. Son intention étant de montrer des images filmées sans a priori et de les diffuser à travers un dispositif performatif. Le même matériau filmé peut prendre différentes formes en fonction du projet et du lieu d’exposition : à la Cité de l’architecture il a pris celle de plusieurs films projetés sur sept écrans géants. Le spectateur peut se saisir à volonté de ces images, piochant dans les témoignages, sans obligation de les voir tous pour en retenir quelque chose. Les spectateurs, rompus à l’envahissement de l’espace par l’image, semblent adhérer au procédé et s’installent naturellement devant les films qui défilent en boucle.

On découvre que les appartements pour le personnel administratif ou politique sont loués au gré des résultats aux élections, que le chauffeur du gouverneur dispose de son propre logement et que certains habitants sont propriétaires quand d’autres louent pour 3000 roupies (40 euros) par personne et par mois leur habitation…

Photos de bâtiments publics à Chandigarh, années 1950-1960. aperçu de l'exposition. Photo: Valérie Maillard

Photos de bâtiments publics à Chandigarh, années 1950-1960. Aperçu de l’exposition. Photo: Valérie Maillard

Chandigarh devait incarner une nouvelle société civile indienne socialement plus juste et équitable. Un réseau d’équipements (transports, eau et électricité pour tous dans toute la ville) garantissait une égalité d’accès au confort et aux services. Sobrement, la Cité de l’architecture nous expose que « l’observation quotidienne à Chandigarh fait ressortir diverses occupations urbaines informelles, qui répondent à des besoins non satisfaits par la ville planifiée » (comprendre : les habitants se sont réapproprié les lieux pour y implanter des commerces de rues ou des constructions légères pour y exercer des activités de services ou d’artisanat). Mais que : « cela ne remet pas en question l’intégrité du projet, et [que] le plan de la ville peut intégrer des usages spontanés ou imprévus. » Nous voilà rassurés.

L’objectif de l’exposition est de faire du visiteur un flâneur et du temps de sa visite un contenu. Il peut progresser lentement à travers les espaces thématiques ou s’installer dans un siège pour observer Chandigarh à travers les rythmes de vie des différents occupants. Le bel espace d’exposition voûté du palais de Chaillot est propice à cette contemplation.

L’exposition n’aborde que fort peu la question du développement futur de Chandigarh. Dans cette ville divisées en secteurs (au nord, près du Capitole, les populations aisées ; au sud, les plus démunies), l’intégration des plus pauvres et le développement à venir de la cité sont devenus le souci principal de l’actuelle administration.

L’exposition n’évoque pas non plus le pillage organisé des biens et la dégradation des lieux. Pierre Jeanneret avait dessiné de nombreuses pièces de mobilier (en partie abimées aujourd’hui) dont l’administration de la ville a décidé de se séparer, bien consciente du prix d’un meuble de ce genre-là revendu à une clientèle d’acheteurs internationaux. Le mobilier est cédé dans le cadre d’enchères publiques dans le meilleur des cas, mais souvent aussi de bien d’autres manières ; quand elles ne sont pas tout simplement brulées pour être remplacées par du mobilier contemporain de piètre qualité mais plus moderne.

L’exposition a le mérite de proposer un état des lieux bien nécessaire de cette cité qui souhaiterait être classée au patrimoine mondial par l’Unesco, mais qui a pour l’instant échoué dans sa requête.

Cette ville laissée par Le Corbusier est un héritage aussi énorme qu’encombrant. Il reconnaissait d’ailleurs lui-même que Chandigarh l’avait un peu dépassé : « Tout ce que je croyais savoir sur la ville a été remis en question (…) parce que, le soir, les gens prennent leur lit sur l’épaule et vont dormir dehors. »

Valérie Maillard

« Chandigarh – Cinquante ans après Le Corbusier », Cité de l’architecture & du patrimoine, 1 Place du Trocadéro, Paris 16ème. Jusqu’au 29 février 2016.

Aperçu de l'exposition avec les écrans géants. Photo: Valérie Maillard

Aperçu de l’exposition avec les écrans géants. Photo: Valérie Maillard

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3 réponses à La cité indienne de Chandigarh cinquante ans après Le Corbusier

  1. thierry mandoul dit :

    De la part de thierry mandoul co-commissaire de l’exposition :
    merci de votre commentaire!
    Précision cependant, l’exposition aborde la question du devenir de Chandigarh et des moins bien lotis contrairement à votre propos.
    Nous y consacrons une entrée sur les 7 de l’exposition. Elle est intitulée « Héritage »
    Le visiteur a à sa disposition plus de 100 pages numériques à consulter sur cette question, une vidéo et des interviews des acteurs indiens (architectes, fonctionnaires de la ville.)
    bien cordialement thm

  2. Valérie Maillard dit :

    Merci pour votre précision.

  3. Intéressants article et exposition, et intéressante question que celle de la candidature de Le Corbusier au Patrimoine mondial de l’Unesco et de ses deux candidatures malheureuses précédentes.
    Durant cette année Le Corbusier, que cette exposition célèbre à sa manière, après celle du Centre Pompidou, de plus en plus de voix se sont élevées au sujet des sympathies de Le Corbusier pour l’extrême droite dès les années 20, et son antisémitisme avéré, voir sur cette question la tribune de Marc Pérelman (membre de mon Comité de soutien des serres d’Auteuil) dans Le Monde:
    http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2015/05/14/le-corbusier-ou-le-corps-
    ecrase_4633491_3232.html

    On peut se demander comment s’inscrit Chandigargh dans cette optique, et si les sympathies d’extrême droite du Corbu n’ont pas joué en sa défaveur vis-à-vis de l’Unesco. A suivre….

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