Il y avait foule ce soir au Vieux Colombier, malgré la peur diffuse, réactivée par les contrôles à l’entrée. On doit le confesser, on s’est posé la question, deux minutes : va t-on vraiment aller au théâtre, quel quartier, quelle pièce déjà ? Et puis le désir l’emporte. Il y avait quelque chose de cet élan vital sur scène et dans la salle ce soir-là.
On connaissait le misanthrope, le vieux barbon, l’avare, mais il nous manquait encore…le rustre : soit un condensé de ces grands types comiques, inventé par Goldoni, au XVIIIe siècle. Dans une Venise en fin de Carnaval, les rustres sont ces quatre hommes bougons, juchés sur leurs certitudes : une femme doit rester à la maison et les choses rester comme elles sont. Les épouses, entre déploration et machination, tentent de faire face à la sauvagerie de leur mari. La jeune Lucietta, fille du rustre en chef Léonardo doit épouser le fils d’un autre rustre. Mais en bon mufle, le père ne veut pas que les tourtereaux s’aperçoivent au moins une fois avant le mariage. Les épouses vont devoir intriguer et grâce à quelques tours de Carnaval offrir une œillade aux amoureux. Si le dénouement est finalement assez convenu (le mariage décidé par les pères tyranniques aura bien lieu), Goldoni hausse cette intrigue ténue à la hauteur d’une guerre des sexes, drolatique en diable. Les femmes se font porte-parole d’un éloge de la civilité et du bien vivre en couple qui, s’il est peut-être un peu trop appuyé sur la fin de la comédie, n’en reste pas moins salvateur.
Le choix des costumes et des décors, couleur feuille morte, semble inciter à une lecture un brin sociologique de la pièce : ces rustres sont aussi de terribles bourgeois, gagne-petit, avares, hostiles au plaisir et à la culture, tyrans domestiques qui plus est. En face, un noble fantoche, fardé et qui n’est guère plus admirable. Mais le jeu de la troupe menée par Jean-Louis Benoit empêche d’adhérer complètement à ce théâtre « réaliste » de la société vénitienne.
Christian Hecq est formidable en rustre principal. Comme à son habitude, il propose un corps grotesque au service d’un personnage excessif. Ses répétitions de gestes, de grimaces et de mots sonnent comme un hommage à la lointaine comedia dell’arte, celle-là même que Goldoni tenta pourtant de « réformer » au gré de son théâtre. La haute stature de Bruno Raffaelli, riche en potentiel comique et la douceur résignée de Gérard Giroudon, viennent parfaitement compléter le tableau. Quant aux femmes, elles offrent un magnifique bouquet d’émotions : entre la colère jalouse, la légèreté adolescente, la sagesse révoltée et l’audace militante. On crie, on s’époumone (peut-être un peu trop sur la première scène), on se réjouit dans un joyeux ballet. Signalons la toute jeune comédienne Rebecca Marder qui à 20 ans vient d’intégrer la troupe des Français. Elle fait honneur à son premier rôle de jeune fille amoureuse, touchante et agaçante à la fois. Dans l’ensemble, si l’on peut regretter quelques morceaux de texte avalés, on les mettra sur le compte du rythme effréné tenu par toute la bande autant que de la verdeur du spectacle.
Ainsi, ce qui l’emporte pour nous sur la satire sociale, sur la guerre des sexes, c’est le rire. Car l’on rit comme on ne l’avait guère fait depuis longtemps au Vieux Colombier. Certaines entrées d’acteurs font les délices des habitués du public ; derrière nous, on entend de grands éclats d’une dame sans doute tout aussi grande, on se laisse gagner par cette ferveur comique. Nous restons cette image des trois compères, au milieu de la pièce, assis sur leurs chaises avec leur regard de chiens perdus car ils viennent tout juste d’essuyer une terrible déconvenue. Ils n’ont pas encore ouvert la bouche qu’on s’esclaffe déjà (mais jamais aussi tôt que la grande dame qui avait entamé le chœur à peine Christian Hecq eut-il pointé le bout de sa chaussure sur la scène). Et lorsque dans l’imbroglio final, ça court dans tous les sens, que le décor se démonte entièrement, on aurait presque le geste enfantin de se cacher les yeux « tellement c’est tellement trop ». Bref, une grande bouffée d’énergie à respirer d’urgence.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Les Rustres de Carlo Goldoni, mise en scène de Jean-Louis Benoît au Théâtre du Vieux Colombier du 25 novembre au 10 janvier 2016. Durée 2 h. Avec Gérard Giroudon, Bruno Raffaelli, Coraly Zahonero, Céline Samie, Clothilde de Bayser, Laurent Natrella, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Christophe Montenez, Rebecca Marder.
Ca donne envie… de préférence le jour ou la grande fait relâche.
Réjouissant texte! S.