Sorj Chalandon a le don de faire déborder mon canal lacrymal. Magie de sa sensibilité à fleur de plume, j’ai refermé son dernier livre “Profession du père“ publié chez Grasset les yeux embués et la gorge prise en étau.
L’histoire douloureuse qu’il raconte commence dans les années soixante, sur fond d’indépendance de l’Algérie et d’attentat du Petit Clamart.
Emile, un garçonnet de douze ans, vit entre une mère soumise et un père fantasque dont les exigences au ludisme abracadabrantesque dépassent souvent les bornes. Il admire ce paternel aux multiples casquettes, qui fut parachutiste, judoka, espion et même conseil particulier du Général de Gaulle. Ce héros de père lui confie des « missions » aussi exaltantes que périlleuses, qui l’expédient en « maison de correction » quand il a le malheur d’y faillir. Le châtiment a lieu dans une armoire où le gamin reste claustré des heures durant, sans manger ni dormir, souvent roué de coups avant d’y pénétrer. Le roman court sur une cinquantaine d’années. Au fil des pages, le gamin soucieux de plaire au géniteur qu’il a la hantise de décevoir devient adolescent, puis devient adulte restaurateur de tableaux et enfin père à son tour. Sans reproduire sur sa progéniture ce qu’il a vécu, un petit miracle.
En phrases courtes, comme haletées par l’enfant asthmatique au bord de l’asphyxie, Sorj Chalandon livre l’histoire de ce trio emmuré dans un isolement social sans lequel rien n’eut été possible. Quatre murs dont les deux principaux piliers vacillent. Car l’enfant se construit aux côtés d’ascendants abusifs chacun à leur manière : un père misogyne et malade en regard duquel la mère bafouée fait montre d’une terrifiante passivité. N’offrant en guise d’explication au comportement paternel qu’un piètre leitmotiv : « Tu connais ton père… ». C’est envers celle qui l’a porté neuf mois que l’enfant devenu adulte (et le lecteur) éprouve en définitive le moins d’indulgence. L’Emile grandi a ces mots impitoyables à son endroit : « Elle ne voyait toujours pas. Elle ne voyait rien. Jamais elle n’avait rien vu ». Apathie et passivité ne valent pas mieux que machisme et cruauté.
On dit que Sorj Chalandon a attendu la crémation de son père pour publier chez son éditeur fidèle ce roman en grande partie biographique sur la violence du père et la souffrance enfantine. Une écriture à l’encre d’yeux dont la rétine garde l’empreinte des atrocités commises sur les enfants martyrs de Sabra et Chatila du temps où il était grand reporter.
Emile, le prénom d’emprunt ne doit rien au hasard… littéraire. On peut y voir une référence discrète à Jean-Jacques Rousseau avec lequel l’auteur partage une enfance tourmentée. Et s’amuser de l’application en creux de son fameux Traité du philosophe visant à créer l’homme social.
De ce livre sur le non-dit, maître silencieux d’un destin enfantin, et l’enfance gâchée, Sorj Chalandon ne tire pas un roman noir – prouesse littéraire et noblesse des sentiments. Aucune colère, aucune rancœur, aucune vraie plainte ne suinte de “Profession du père“, ouvrage factuel sans artifice dramatique qui pourtant déverse des tombereaux d’émotion sur le lecteur jusqu’au suspense final, ce mystérieux enregistrement à titre posthume. Effacé par maladresse ou – pire – indifférence.
Moins construit que “Quatrième mur“ son précédent ouvrage, ce roman autobiographique est riche en poésie, sons et images. Il y a ces portes de l’angoisse qui se referment sans besoin de claquer – celle de la chambre du paternel courroucé, celle du placard de la punition. Il y a ces arabesques de cerf-volant aux velléités d’échappée belle que des mains paternelles ramènent à la baguette.
Ecrivain plusieurs fois couronné, Sorj Chalandon laisse un ouvrage pudique, une magistrale leçon de survie qui donne le frisson. Pour raconter sans effet de manches son vécu moins clair qu’obscur, il emprunte à Zurbarán la sobriété de sa palette pour portraiturer son François d’Assise en gisant dressé.
Guillemette de Fos
Madame,
Vous pourriez faire graver sur votre carte de visite » Spécialiste en tout » c’est un régal de vous lire quelque soit le genre .
Vous reussissez a chaque fois a nous interroger, a nous instruire.
Quel talent ! je dirais » quelle plume » lorsque vos chroniques seront publiées et qu ‘elles pourront etre lues et relues car elles exigent un certain apprentissage, aucune n ‘est accessible d’emblée.
Merci, ce compliment ma va droit au stylo, ou plutôt au clavier !