Une famille pas recluse mais « soudée ». Une famille grâce à laquelle Christophe Boltanski, habituellement grand reporter à l’Obs, se fait romancier ou mémorialiste. Sans doute plus romancier que mémorialiste d’ailleurs parce qu’il avoue quasiment à chaque page que la reconstitution de ses origines doit beaucoup à des on-dit, aux souvenirs imprécis de ses proches, à des impressions d’enfance dont il sait les limites. Il écrit, en opposition avec ses habitudes professionnelles, sans rien vérifier, parce que rien de tout ce qu’il rapporte n’est vraiment vérifiable. En revanche, l’émotion, le tragique, l’humour sont parfaitement authentiques.
Soit une famille aux origines confuses : d’un côté, deux aïeux russes, peut-être juifs d’Odessa, dotés d’un patronyme à l’orthographe incertaine, qui se rejoignent à Paris pour une union dont l’état-civil ignore tout jusqu’à la naissance d’un premier garçon, Etienne, qui fournit quelques indices lesquels s’avéreront tout aussi fragiles ; de l’autre, une petite fille née dernière d’une trop abondante fratrie catholique bretonne que sa famille préfère confier à une marraine tout aussi stricte que généreuse qui la baptisera Myriam quand elle était née Marie-Elise. Myriam et Etienne sont les deux grands-parents de l’auteur. Ils sont les pivots de cette histoire familiale à laquelle ils donneront une densité et une générosité rares qui tel un virus se développera dans un hôtel vraiment particulier « la-rue-de-Grenelle ».
Myriam est incontestablement une forte personnalité. Son histoire l’y prédispose mais pas seulement. Au cœur de son 7ème arrondissement, elle est communiste et mobilise ses enfants et petits-enfants pour distribuer l’Humanité-Dimanche. Elle écrit des romans et fréquente les intellectuels mais retire ses enfants de l’école pour s’improviser préceptrice. Elle craint de grossir et a transmis à toute sa tribu un appétit de moineau (la scène de commande des plats au restaurant est … savoureuse). Elle a été victime de la polio et refuse qu’on la traite en handicapée alors qu’elle trône au milieu de son lit, transformé en radeau, entourée de tous. Au cœur de la guerre, elle a protégé son monde, à commencer par son mari en le cachant de tous dans leur propre maison. Myriam, on l’appelle Mère-Grand. Elle vous dévore comme un loup.
Etienne est professeur de médecine. C’est un discret, un poète, un aimable, un doux, un inquiet. Pas prêt du tout à affronter le monde et sa violence surtout depuis qu’il a dû vivre deux ans reclus dans la cache improbable qui donne son titre au livre. Sa femme lui sert de carapace.
Autour d’eux, soudés donc, d’abord leurs enfants : deux inconnus jusqu’ici, Jean-Elie – qui regarde la chaîne Mezzo en continu et sans le son – et Anne ; deux ayant acquis une certaine notoriété, Christian, l’artiste, et Luc, le sociologue et père de l’auteur. Ensuite, leurs petits-enfants, Christophe et sa sœur cadette Ariane. Pour des raisons qu’il n’explique pas, Christophe choisit à 13 ans d’aller vivre « rue-de-Grenelle ». Il grandit dans le giron de Myriam, jouant avec son oncle Christian à d’incroyables batailles, adoptant les mœurs de cette famille où il est heureux, sans réserve.
Christophe Boltanski a bâti tout son récit autour de cet hôtel si particulier de la rue de Grenelle qui tient du phalanstère et du caravansérail. Chaque pièce de la maison est un chapitre. Chaque pièce explique un personnage. C’est un jeu de Cluedo auquel se livre l’auteur à la recherche des siens. Les pièces s’enroulent comme un escargot.
« Rue de Grenelle », on mange peu. On ne se lave pas. On s’y love. On s’y cache. On est ensemble. « Ils habitaient un palais et vivaient comme des clochards ». Et quand on en sort pour affronter le monde extérieur, on sort groupés et à couvert, tassés dans une inénarrable Fiat 500 conduite par Mère-Grand qui a remplacé ses jambes infirmes par des cannes pour actionner les pédales.
Mais de quoi ont-ils tous peur ? « De tout. De rien. Des autres. De nous-mêmes. De la viande avariée. Des œufs pourris. Des foules et de leurs préjugés… » Abrégeons, il y en a trois pages. Une peur qui soude et que l’on partage comme un mode de vie choisi. Même si on voit bien que les origines faites d’exil, d’abandon et de traque anti-sémite, constituent une lourde chappe. Alors « la-rue-de-Grenelle », ses fantômes, ses délires, ça pourrait être suffocant, aliénant, insupportable. Dans l’écriture de Boltanski, c’est simplement névrotique, fantasque et libre. Parfois très très drôle.
Marie.J
« La cache ». Christophe Boltanski. Ed. Stock.
Voilà qui incite gravement à l’acquisition du livre. S.