Lui-même en voie de péremption n’avait rien à craindre, estimait-il, d’un produit périmé. De déménagement en déménagement, cette boîte de fonds d’artichauts l’avait fidèlement suivi, là où plusieurs livres ou objets précieux s’étaient perdus ou cassés. La date limite d’utilisation optimale (dluo comme il est dit dans le monde alimentaire) inscrite sur l’emballage, était atteinte depuis sept ans et pourtant cette conserve restait objectivement à la merci d’un ouvre-boîte impavide.
A force, elle avait pris un tour presque sacré. C’était peut-être, sait-on jamais, ce contenant qu’avaient choisi ses ancêtres comme système d’écoute afin de veiller sur un rejeton dont les cheveux blancs attestaient d’un parcours déjà avancé.
L’hypothèse que cette boîte de fonds d’artichauts était un micro tendu, un relais de télécommunication entre lui et l’au-delà était peut-être idiote, il n’empêche qu’en cas de bobard énoncé à l’intention d’un correspondant au téléphone, il préférait au cas où, s’éloigner de la cuisine.
Cette présence n’était néanmoins pas pesante. Car tout le devant du placard était occupé par de vrais consommables destinés à être vraiment consommés et la rotation de ces ensembles de riz, pâtes et condiments faisait que cette boîte de conserve sortie un jour d’une usine espagnole, restait la plupart du temps cachée.
Mais quand le front alimentaire se dégarnissait faute de ravitaillements réguliers au supermarché, la désormais antique conserve réapparaissait comme un rappel, certes placide, mais concret. Au début il se disait qu’il faudrait bien un jour l’ouvrir, faute de pouvoir fermer un objet déjà clos. Alors qu’il savait bien que le fond de lui-même n’était pas tellement enthousiaste à l’idée de la chose et que précisément, l’ouvrir et s’en nourrir reviendrait en quelque sorte à considérer qu’il touchait le fond, ce qui suffisait à l’en dissuader.
Petit à petit la boîte était devenue totem, icône, « ready made » à la Duchamp, et son contenu était sans doute déjà passé de fonds à tréfonds, conservant à force de mijoter dans son jus, l’âme même de ce qui était autrefois, avant d’être domestiqué par l’homme, un vulgaire chardon.
La mémoire étant ainsi faite, un jour de désœuvrement précisément dû à son propre processus de désuétude, la boîte lui fit revenir en mémoire, les artichauts à la juive qu’on lui avait servi un jour chez Piperno, un vieux restaurant romain situé au cœur de la ville antique, dans l’ancien ghetto. Au fond de ce restaurant impeccable, au style inaltérable, avec ses belles nappes blanches, on lui avait servi à lui et son ami, des carciofi alla giudia, à la saveur aigre-douce si particulière.
Sans objectif particulier devant lui, l’inemployé sociétal qu’il était devenu, s’était alors laissé guider par son cœur, ses souvenirs et ses jambes jusqu’à la gare de Lyon où le train pour Rome était comme d’habitude en retard mais il savait bien qu’il serait quand même le lendemain aux alentours de midi à la gare de Roma Termini. La ville, elle-même au bout de deux mille ans de conservation, lui remettrait du plomb, de l’huile, des raisins et des pignons de pins dans son métabolisme.
PHB
En savoir plus sur l’artichaut et ses vertus par Guillemette de Fos
L’inemployé sociétal, j’adore le côté auto-dérision de la formule…
Plaisant, l’artichaut je ne sais pas mais le texte assurément!