Le petit monde penché de Carole Martinez

"la terre qui penche". Photo: Valérie MaillardRien n’est vraiment d’aplomb dans l’univers de Carole Martinez, c’est en partie pour cela que l’on aime bien les histoires qu’elle nous conte. Qu’elle nous « conte », oui, car ce qu’elle écrit tient autant du réel que du songe, du vraisemblable que du farfelu. Alors, quand elle intitule son dernier roman « La Terre qui penche », on devine qu’il sera de la même veine que les deux précédents (1) et on s’attend au meilleur.

Carole Martinez, dont la biographie non officielle dit qu’elle a un jour déposé son premier manuscrit à l’accueil chez Gallimard – et que celui-ci a été retenu –, est aussi professeure de français. Son précédent roman, « Du Domaine des murmures » narrait la vie d’Esclarmonde, emmurée vive à sa demande pour échapper au mariage. Nous étions alors en 1187. Esclarmonde vécut longtemps, vénérée comme une sainte, retranchée dans sa prison et reliée aux vivants par une simple lucarne de derrière laquelle elle fit et défit les destinées de ses proches et peut être celles du monde.

« La Terre qui penche » existait sous forme de projet d’écriture lorsque Carole Martinez écrivit « Du Domaine des murmures ». A l’origine du projet elles étaient sept femmes « murmurant » à l’oreille de l’auteure, qui devaient être réunies dans un seul roman. Esclarmonde ayant pris assez de place pour occuper, seule, l’espace d’un roman, plusieurs sont devenus nécessaires pour raconter l’histoire de ces sept femmes. « La Terre qui penche » constitue donc en quelque sorte le deuxième volume d’une série qui en comptera quatre. On y retrouve la région où vécut Esclarmonde, la Franche Comté, et le domaine des Murmures, mais deux siècles plus tard, soit au XIVème siècle. L’héroïne est Blanche, une jeune fille de onze ans dont on sait dès l’incipit qu’elle mourra en 1361, un an après le début du récit. Quant à la « terre qui penche », c’est celle de la vallée que creuse la rivière Loue.

Six siècles après la mort de Blanche, son âme raconte l’histoire de sa courte vie d’enfant depuis la tombe où elles sont enterrées toutes les deux. Si la vieille âme se souvient et trouve la force de raconter leur passé commun c’est parce que Blanche alimente sa mémoire en faisant vivre son enfance au temps présent. Tour à tour, la vieille âme et la jeune fille prennent la parole. Leurs voix se mêlent parfois, s’emmêlent souvent dans des souvenirs bien compliqués pour une petite fille et bien lointains pour une vieille âme. Elles décrivent la vie d’une enfant de onze ans enlevée à sa famille pour être placée dans celle de son promis, un garçon de son âge dont l’esprit est celui d’un enfant de cinq ans. Un « idiot » qui ne deviendra pas adulte, malgré les soins de Blanche qui va se prendre d’une sincère affection pour cet être trop fragile et trop doux pour être seulement humain.

Blanche, emmenée vers son destin de femme à travers les bois coiffée et vêtue de ses plus beaux habits, imagine que son père veut l’offrir au « diable filou » pour que les temps de misère, de famine et de maladie cessent enfin. Il n’en est rien et dans sa nouvelle vie Blanche va s’émanciper de ce père tyrannique, qui croit comme à son époque qu’une fille instruite c’est le diable dans la maison. Blanche n’aura de cesse d’apprendre à lire, avec l’objectif de savoir écrire les lettres de son prénom pour pouvoir signer.

Un troisième personnage, moins habituel – la rivière Loue –, fait et défait les destinées. La Dame verte – une allégorie de la Vouivre –, sort régulièrement du lit de la Loue pour interférer avec les humains. C’est dans les flots imprévisibles de la rivière que Blanche va trouver les réponses qu’elle cherche. Qui est ce père mal aimant et tant détesté d’elle qui était un héros il y a bien longtemps ? Qui était sa mère, morte après la naissance de son petit frère, emportée par le mal noir en même temps que la moitié du monde ? Qui est-elle, Blanche, et quelle sera sa destinée si elle laisse les autres choisir à sa place ?

Dans tous les romans de Carole Martinez il y a un ogre qui ourdit le mal qu’il fera, ce qui fait que ses histoires n’intéressent que les adultes. Même si l’auteure interroge l’enfant qui est (peut-être) encore en nous. Qui sommes-nous sinon de vieux enfants ? Que reste-t-il de l’enfance dans la vieillesse ? Qu’est-ce que l’on a pu oublier de l’enfance ou, au contraire, est toujours présent ? « On oublie si vite nos rêves et nos désirs d’enfant, confie la vieille âme à la jeune fille. On les dilue pour les rendre acceptables, innocents et jolis. On ne se souvient que d’un monde doux et tranquille, alors que la pureté même de l’enfance est tout entière dans cette violence que tu dis sans détours. »

Photo: Valérie Maillard

Photo: Valérie Maillard

Si Carole Martinez réussit sans jamais nous perdre à nous guider dans les méandres de l’alternance des voix et délivre un conte étonnant et plaisant, elle ne signe pas avec « La Terre qui penche » le meilleur de ses trois romans. « Du domaine des murmures » et surtout le « Cœur cousu » frappaient fort par leur originalité. Et de nous interroger alors : fallait-il déployer, deux siècles plus tard, un autre récit avec de nouveaux personnages sans lien évident avec les précédents, dans des lieux identiques et selon une trame connue ? La même histoire, transposée ailleurs, n’aurait-elle pas été plus captivante encore ? L’intérêt propre de cet opus se mesurera sans doute après la lecture des deux suivants promis par Carole Martinez. Le prochain pourrait se situer au XVIème siècle. Il faudra sûrement attendre un peu car l’auteure se dit « très lente à l’écriture ». Quand à celui-ci, la fin est inattendue. Comme toujours Carole Martinez surprend.

Valérie Maillard

(1) « Le Cœur cousu », premier roman de Carole Martinez, est paru en 2007 chez Gallimard, suivi par « Du Domaine des murmures » en 2011.

« La Terre qui penche » de Carole Martinez, éditions Gallimard, 2015. 20 euros.

http://www.gallimard.fr

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