Ca pouvait mal commencer avec un « pitch » qui sentait la bluette et la larme trop facile : l’improbable rencontre d’une jeune aveugle réfugiée dans la cité de Saint-Malo sur le point d’être bombardée avec un jeune orphelin allemand transformé par la Wehrmacht en génie de la transmission radio. Et ça finit avec 610 pages qui mêlent une narration généreuse, une mise en scène subtile du détail érigé en art et une rare habileté à déjouer les pièges des chemins mille fois labourés du genre « roman d’une destinée ».
Anthony Doerr est un auteur américain, déjà traduit en France : « Le nom des coquillages », en 2003, et « A propos de Grace », en 2006, avaient réussi à susciter la curiosité des organisateurs du Festival « Etonnants voyageurs » pour cet écrivain. Merci à eux. En effet, c’est grâce à cette invitation qu’il nous est donné aujourd’hui de découvrir la passion d’un auteur d’outre-Atlantique pour la cité malouine. Apprenant, à l’occasion de cette visite, le quasi-anéantissement de la ville en marge du Débarquement de 1944 et les efforts gigantesques déployés pour œuvrer à sa reconstruction, Anthony Doerr décide d’en faire le décor magistral de son pavé : « Toute la lumière que nous ne pouvons voir » (Prix Pulitzer 2014).
Tous les meilleurs ingrédients de la saga sont là : un foisonnement de personnages, la dramaturgie de l’Europe des années 30 … et le soin minutieux apporté à construire une intrigue qui sait nous surprendre, presque comme un excellent polar. Alors, oui, il y a le jeune Allemand orphelin et oui, il y a la jeune aveugle parisienne. Et oui, le destin les mettra en présence et… non, ça ne se terminera pas dans les violons. Mais il y a surtout les attentions précises de l’auteur : Anthony Doerr construit pas à pas l’environnement de ses deux héros, en apportant aux personnages secondaires toute la substance d’un rôle essentiel au développement de l’histoire.
Tel le père de Marie-Laure, la jeune aveugle : dans les années 30, il exerce les fonctions de serrurier au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. De son métier d’artisan, il a tiré une passion pour les objets à énigme et les maquettes. Pour sa fille devenue aveugle, il imagine l’outil qui la rendra plus indépendante encore que sa canne blanche. Il reconstruit à l’identique et à l’échelle une maquette de leur quartier de Mouffetard. Il lui en fait apprendre chaque recoin par le toucher. Et puis un beau jour, il l’entraîne à un – vrai – coin de rue et lui ordonne de retrouver son chemin par la seule mémoire de ce que la maquette lui a appris. Lorsque l’exode de 1940 les conduira vers Saint-Malo où vit un vieil oncle traumatisé par la Première Guerre, il reproduira l’expérience d’où sortira un modèle réduit de la citadelle. Déflorer ce qui se joue autour de cette maquette serait trop en dire pour le futur lecteur.
Alors on pourrait aussi mentionner la présence d’un officier allemand obsédé par la recherche d’un diamant aux vertus faustiennes, d’un jeune Allemand victime de son trop parfait profil d’aryen alors qu’il n’aime rien tant que l’ornithologie, d’une cuisinière malouine, plus toute jeune, s’improvisant résistante, de deux frères qui envoient sur les ondes leur passion pour la science et Jules Verne, comme on envoie une bouteille à la mer… Anthony Doerr dote ses personnages du même souci du détail que celui qu’il projette sur eux, sans jamais être lourd, avec la patience d’un tisserand.
Et le lecteur ne lâche rien. A tel point d’ailleurs qu’on en veut un peu à l’auteur, lorsqu’à la toute fin du livre (page 607), apparaît le petit détail qui gâche : c’est l’épilogue, nous sommes en 2014 et surgit un jeune enfant parisien prénommé Michel. Il y a sûrement des parents qui ont choisi au début des années 2000 de prénommer leur fils Michel mais ne peut-on gager, sans trop de risque, qu’ils sont rares ? Un anachronisme qui désappointe un peu même s’il faut avouer que l’on se sent mesquin de s’y arrêter après 600 pages de pur plaisir.
Marie J
« Toute la lumière que nous ne pouvons voir ». Anthony Doerr, éd. Albin Michel. Traduction Valérie Malfoy.