On aura rarement été si mal à l’aise au Théâtre de Poche. Et pourtant, aucun des ressorts habituels, pas de nu tape à l’œil, de violence visible ou d’accessoires dérangeants: une ( simple ? ) histoire de manipulation.
Un jeune homme (Tony) revient d’Afrique. De son séjour traumatisant on ne saura rien. Jeune héritier, il s’installe dans une maison vide et va embaucher sans trop y penser un domestique (Barrett), pour le décharger du quotidien et lui permettre de s’adonner à son oisiveté. Le fameux « servant » va petit à petit prendre l’ascendant sur son maître et faire le vide autour de lui. La jeune amoureuse et le meilleur ami de Tony une fois partis, la relation de dépendance réciproque s’installe. Elle se déploie à travers des gestes simples, nourrir, faire boire (souvent) de l’alcool, couver son maître à l’excès. Elle se tend au moment de l’introduction de tiers extérieurs, menace de se briser, se brise et se renoue inexorablement.
Il y a du Hegel dans ce maître devenant esclave et ce serviteur manipulateur. Du Marx, dans cette revendication d’une classe laborieuse à une forme de pouvoir. Mais la dialectique de l’esclave et du maître, la lutte des classes… ce serait encore trop simple, et le texte de Robin Maugham adapté par Laurent Sillan devient alors passionnant. Entre ces deux hommes, c’est une relation de fascination réciproque qui s’installe dans laquelle nous ne sommes plus si sûr de savoir qui est le bourreau de la victime. Deux psychismes étranges s’affrontent dans deux corps mystérieusement aimantés à travers lesquels passe une séduction homosexuelle.
Pour incarner cette histoire sous haute tension psychologique, il fallait de solides épaules. Le duo principal est épatant. Xavier Laffite joue un Tony lumineux et léger au début de la pièce, presque maladif et comme vidé de substance vitale à la fin de la pièce. Le parcours de Maxime d’Aboville est tout aussi impressionnant. Ses premières apparitions sont particulièrement réussies. Valet au pas mécanique, au geste rare et à la parole empressée il empiète très légèrement sur les répliques de son partenaire. Il questionne, presse, fixe ses conditions.
Tout est dit de ce que sera cette bien étrange relation. Il oscillera ensuite entre la bienveillance maternelle (drôle de mère cependant) et des colères castratrices, jusqu’au fascinant twist final. Le reste de la troupe, Roxane Bret, Adrien Melin et Alexie Ribes, tient sa partie avec brio.
Thierry Harcourt et sa décoratrice, Sophie Jacob, nous proposent un décor british mimant un intérieur des années 1950. La couleur brune dans les lumières, les papiers peints et les vêtements, impose sa note sombre sur tout le spectacle. L’alcool omniprésent, dit bien la dépendance croissante de Tony qui a besoin de son « servant » comme de sa dose de shit. Puis les objets se multiplient, la musique se fait plus jazzy et le sentiment de huis clos passe soudain de la scène à la salle. On croise et décroise les jambes à côté de nous, on souffle bruyamment dans notre dos, quelque part tout proche on entend comme comme un gémissement. Chaque réaction de spectateur accroît notre désarroi et lorsque les filles, débauchées par Barret pour son maître, passent de main en main : on étouffe au théâtre de poche.
Point de malentendu cependant, le spectacle plaît ! Il n’a pas volé ses nombreuses récompenses : prix Beaumarchais du public et Molière pour le comédien Maxime d’Aboville. Ce soir là, le groupe d’amis embarqué pour l’occasion ne tarit pas d’éloges, tous sont sensibles à la mécanique bien huilée du spectacle, au terrifiant suspens et certains ne partagent pas du tout le malaise ressenti. On y revient pourtant sur ce malaise, on voudrait comprendre. Plusieurs hypothèses sont avancées. Serait-ce la rencontre d’une névrose de spectatrice avec celles de deux personnages « malades » ? Une tendance à trop s’identifier aux images scéniques ? La petitesse du lieu qui décuple les émotions et affaiblit la barrière protectrice de la rampe ? Plus fondamentalement, il nous semble que le spectacle nous invite à tenir une position d’inconfort total. Nous assistons à la lucide déchéance d’un homme sous l’emprise d’un autre, dans la position de passivité radicale qui est la nôtre. Si la scène finale semble rétablir une figure-relais pour le spectateur, celle-ci semble bien fragile. Un spectacle cathartique alors ? La question reste ouverte…
Vous l’aurez compris, il s ‘agit là d’une expérience à faire, sereinement ou dans la déflagration. Spectacle agréable ? (en ce qui nous concerne, non, il faut le reconnaître) mais dérangeant, avec grande intelligence. Si vous vous en sentez capables, courez-y cet été et sinon à partir du 1ier septembre pour la reprise !
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
The Servant, de Robin Maugham, traduction Laurent Sillan, mise en scène Thierry Harcourt, avec Maxime d’Aboville, Roxane Bret, Xavier Laffite, Adrien Melin, Alexie Ribes, 19 h du mardi au samedi et dimanche 17 h 30. Reprise pour soixante représentations exceptionnelles à partir du 1 ier septembre – Théâtre de Poche Montparnasse -1 h 25
Bravo Tiphaine, pour une fois, on est totalement d’accord…
Et encore bravo d’avoir fait un article sur « The Servant » sans avoir eu besoin de citer Pinter et Losey ! Car c’est la grande réussite de Maxime d’Aboville de ne pas avoir cherché à imiter l’immense Dirk Bogarde !
Je l’avais rencontré l’année dernière à Avignon et je lui avais posé la question de la grande ombre qui pesait sur son personnage… Et il m’avait tout de suite rassuré… C’est comme ça que j’ avais appris, ignare que je suis, que « The Servant » était un texte d’un neveu de Somerset Maugham…
Bonsoir Tiphaine et bravo en effet, si tu n’avais pas la vie devant toi tu pourrais prendre ta retraite dignement, recevoir une sorte de compliment de la part de person philippe c’est un peu comme Noah qui gagne Roland Garros, François Hollande qui devient président, Philippe Bonnet qui fait une fote d’orthographe, autant de choses auxquelles on ne s’attend pas et qui arrivent, et quand elles arrivent on y croit pans et pourtant elles sont là, petit miracle extra-ordinaire, oui, bravo Tiphaine, toi qui t’entraînait sur le Mont Blanc, tu viens de gravir l’Everest … quand même, ce compliment, lui qui a tout vu tout entendu, tout compris, franchement, Tiphaine, la classe …
Une chronique qui donne envie de prendre ses jambes à son cou pour… se rendre au spectacle !
Moi j’aime les commentaires y compris les commentaires de commentaires qui prouvent que l’infini existe. S.
Je me permets donc d’en ajouter un autre Steven … merci pour vos messages, suis très touchée et trouve la vue fort belle du haut de l’Everest ! (tout de même , je remercie aussi toute la cordée qui a mené à cet exploit, la troupe de The Servant notamment)
Pour Philippe : je crois que ce n’est pas la première fois que nous ne sommes pas en désaccord, dans mon souvenir vous aviez vous aussi aimé Le Pascal/ Descartes et écrit positivement sur ce spectacle. Le théâtre de Poche sera donc le lieu, fragile et menacé sans doute, de notre accord estival !
Vous avez encore raison, Tiphaine ! J’ai dû voir une dizaine de spectacles au Poche depuis que la famille Tesson a repris les rênes de ce joli théâtre. À part un ou deux qui m’ont paru sans intérêt, tous les autres étaient de jolies propositions… Je me souviens notamment d’un Marivaux avec Bernard Ménez et Valérie Vogt qui était une petite merveille… Le spectacle ‘Qui es-tu Fritz Haber », sur le chimiste allemand qui a inventé le gaz moutarde et le Zyklon B, était aussi formidable…
On s’y croisera peut-être à la rentrée !