Ce soir là, toutes les Muses s’étaient donné rendez-vous à l’Opéra National de Paris. On y représentait « Alceste », la tragédie lyrique en trois actes qu’Euripide inspira à Gluck. Un spectacle complet mêlant poésie, chants et musique auquel Olivier Py ajoute la danse et promeut le dessin à la craie. Sa scénographie moderne et ingénieuse illustre sans l’alourdir l’intensité dramatique de la situation.
On connaît l’affreux dilemme à l’origine du drame. Le roi grec Admète a obtenu des dieux (Apollon en l’occurrence) d’échapper à la mort si quelqu’un d’autre accepte de périr à sa place. Seule Alceste, son épouse fidèle et mère de ses deux fils, consent à se sacrifier. Elle meurt donc et fou de douleur son époux s’apprête à la rejoindre quand, émus, les dieux (Hercule ou Héraclès selon les versions) décident de les sauver tous deux de l’enfer et de les réunir pour le bonheur de leurs enfants et du peuple.
Alceste est donc un hymne à l’amour (conjugal et maternel) et à l’héroïsme sacrificiel puisqu’Alceste, est à la fois épouse, mère et reine de plein exercice. Un thème fétiche pour Gluck et son librettiste français, le marquis Bailli du Roullet, pour en avoir assuré le succès d’ »Iphigénie en Aulide » deux ans plus tôt. Mais davantage qu’Eros, c’est Thanatos qui règne en despote sur cet opéra. La mort est omniprésente dans toutes ses appellations et sous toutes ses formes. Qu’on invoque les Moires grecques ou les Parques romaines, qu’il s’agisse de traverser l’Achéron sur la barque de Caron pour gagner le rocher des Enfers ou de se terrer en de redoutables « antres souterraines » ou vous guettent des « divinités infernales »… Dieux que les légendes grecques n’ont rien d’un long Styx tranquille ! Sur scène, la mort ose prendre chair. Elle ondule, encagoulée, lascive, dans un irrésistible juste-au-corps noir. Le noir va si bien au thème qu’il revêt à l’uniformité l’ensemble des personnages, monochromie à laquelle n’échappent que la blancheur d’un lit-linceul et l’immaculé d’une tunique-suaire sacrificatoire. Noir aussi est ce tableau géant, véritable ardoise magique, sur lequel, s’ébauchent, s’estompent puis s’effacent sous nos yeux ici l’anatomie d’un organe, là le tracé cursif de son fonctionnement. Quand les variations électriques deviennent œuvres d’art…
On pense bien sûr au mythe d’Orphée, ce héros que le compositeur autrichien mit également en musique. Mais à un moindre niveau sacrificiel puisqu’Alceste entre de son plein gré en enfer pour s’y substituer à Admète tandis qu’Orphée n’y fait que simple visite pour en arracher Eurydice.
L’Opéra Garnier n’a pas lésiné sur la distribution, pléthorique. Prêtres, prêtresses, population, choristes (une trentaine), instrumentistes, chanteurs lyriques, danseurs… Sans compter ces dessinateurs qui sous nos yeux animent le décor en temps réel pour qu’à tout instant il se passe quelque chose sous le plafond coloré de Chagall. Mettre en scène un opéra christique n’exclut pas l’humour. Et Py s’en autorise un brin avec une courte citation de Woody Allen (la mort n’existe pas).
La soprano Véronique Gens est une Alceste sobre dont l’effroi grandissant à l’approche de la mort jaillit des profondeurs de ses entrailles. Mèche blonde et mâchoire carrée, le ténor Stanislas de Barbeyrac (révélation lyrique aux Victoires de la musique 2014) fait un Admète évoluant d’instinct entre souffrance et soulagement. L’osmose est parfaite entre le maestro Marc Minkowski, et « ses » musiciens et choristes, particulièrement sollicités dans les récitatifs dramatiques. C’est le même baryton qui interprète le prêtre d’Apollon (qui ouvre ce bal tragique à l’Opéra) et Hercule qui le clôt d’une fin heureuse. Souci d’économiser les deniers publics sur ce (moindre) rôle ?
Avec cet Alceste (déjà représenté à Garnier en 2013), le compositeur viennois gagne son pari haut la baguette : son opéra séduit toujours le public plus de deux siècles après qu’il l’eut composé (en 1776). A dire vrai, on ne sait qui, de la mélopée fluide délibérément répétitive ; ou de la mise en scène en temps réel, emporte ici l’adhésion.
Guillemette de Fos
Ce « baryton », comme vous l’appelez sans le nommer, est Stéphane Degout, un des plus beaux artistes lyrique qu’on puisse trouver actuellement. Quand on se prétend critique d’art lyrique, on se doit de connaître les bases.
Ensuite, il remplace Franck Ferrari qui devait chanter ce rôle et qui est décédé d’une terrible maladie la semaine dernière ; pas de volonté d’économiser des bouts de ficelles d’argent public donc, mais de la décence et du respect de la part de cette maison, car M. Ferrari était annoncé presque jusqu’au bout comme Hercule sur le site de l’ONP. On imagine donc que le magnifique S. Degout a accepté de faire ce rôle en plus de celui qui était prévu pour lui.
Loin de moi l’idée de mettre en cause le talent de Stéphane Degout, effectivement excellent baryton, et dont les qualités auraient justement mérité d’être davantage mises en valeur.