Le soleil couchant rosit les habitations étagées sur la colline. Comme tous les soirs, un concert de klaxons dissonant monte de la rue. Sur la grande terrasse panoramique qui domine la ville blanche, la femme en jeans ne l’entend pas, trop affairée à installer des guirlandes d’ampoules colorées.
L’escalier, se remplit de bruits de pas et du souffle bruyant d’un groupe d’hommes en plein effort. « Mais soulève-la, flemmard ! ». Trop tard, le meuble mal soutenu dévale les marches en heurtant tapageusement les murs. Jurons et engueulades se font écho bientôt suivis des rires tonitruants des quatre hommes qui se sont réconciliés. Au fur et à mesure de leurs allers et venues, ils empilent les tables et les chaises à l’entrée de la terrasse puis ils les disposent sur le sol en un temps record.
La nuit tombe. Tout à coup, l’air reste suspendu au-dessus d’Alger. L’appel saisissant du muezzin monopolise le ciel. Les hommes s’agenouillent et prient. « Mais dépêchez-vous, ça ne sera jamais prêt à temps ». La femme les houspille. Elle leur tend les nappes brodées et les couverts pour qu’ils dressent les tables.
A nouveau des bruits de pas retentissent dans l’escalier, des pas plus légers, accompagnés de gloussements féminins. Elles marchent les unes derrière les autres, prenant soin à ne pas se prendre les pieds dans leurs djellabas soyeuses. Un voile léger recouvre leurs cheveux. Sur leur tête, de grosses marmites en équilibre épousent les mouvements de leur buste. Une joyeuse cavalcade fait irruption sur le toit immédiatement après les cuisinières. Ce sont les musiciens, déjà en habit de soirée. Ils disposent leur matériel et se mettent à répéter.
La chaleur s’est dissipée, la nuit est là. Elle est accroupie dans un coin, blottie contre le mur de la terrasse de 4 m2, à l’arrière de l’immense toit-terrasse de ses riches voisins. Le visage bouffi, elle pleure. Elle regarde ses bras couverts de bleus tout en massant son épaule meurtrie. Elle gémit. Au son de l’orchestre, elle relève la tête et ses traits se détendent. Elle se lève brusquement et va coller son oreille sur la porte cadenassée derrière elle. Elle n’entend rien, il n’est sans doute pas encore rentré. Il l’a enfermée là comme tous les après-midis en partant travailler. Alors, elle ose, elle se rapproche de la balustrade et regarde la fête qui se met en place sur le belvédère. Une dernière larme glisse sur son visage gracieux.
Un essaim de voix bourdonne sous les guirlandes bariolées. Il est à peine couvert par les mélopées lancinantes de la musique orientale. Semblable à des percussions, le tintement cristallin des verres posés sur les tables et repris à l’envi se mêle à la cadence. Elles sont belles avec leurs épais cheveux de jais dont les boucles flottent dans la brise nocturne. Elles se trémoussent un cocktail à la main. La maille audacieuse de leurs longues robes décolletées accentue leurs formes généreuses. Les décibels montent. Les ampoules colorées se mettent à clignoter. Rythme cadencé et ventres lascifs des hommes qui dansent entre eux, entourés par les musiciens. Les rires fusent, on s’apostrophe, on se rapproche. Femmes et hommes dansent ensemble à présent. Les corps s’attirent, se collent, se repoussent, se recollent et fusionnent.
Ses yeux sourient en contemplant le spectacle qui se déroule devant elle. Elle a dénoué son voile et libéré ses cheveux. Intrépide, elle se dandine sur le sol carrelé des 4 m2 de sa prison. La porte s’ouvre dans son dos. Il arrive en catimini, elle ne l’entend venir. Il la tire par les cheveux, lui remet son voile, l’allonge par terre et la frappe de toutes ses forces.
La grande terrasse est vide, les invités sont partis. Seules les ampoules de couleur sont encore allumées au-dessus de la baie d’Alger. Le jour se lève à peine. Elle pleure, recroquevillée dans un angle. Tout à coup, un cri déchire la nuit : l’appel du muezzin retentit. Elle se lève subitement. En colère, elle arrache son voile et, secouant la tête, fait danser ses cheveux. Elle relève sa djellaba jusqu’à la taille et enjambe le parapet de sa prison. Son cri se mêle à la voix poignante du muezzin.
Lottie Brickert
PS: Cette nouvelle m’a été inspirée par l’excellent film de Merzak Allouache, « Les Terrasses », que je recommande.
merci Lottie pour ce très joli texte!
Quand on voyage les plus belles histoires sont celles que l’on se raconte, que l’on croit se raconter, des histoires portées par le vent comme un souffle de liberté. Un instant dans le creux de mes mains, elle est ailleurs. Déjà!
Une sortie imprévue comme je les aime. S.
Merci, Lottie pour ces lignes empreintes de désespoir. Ne pas tomber dans le mièvre. Montrer aussi l’obscur et la chute. Plus qu’un texte, c’est aussi une réalité monstrueuse d’où il est toujours possible de sortir mais en acceptant l’inacceptable, jeter sa vie pour ne plus être un jouet, un non être…
Atroce !