En retraçant l’incroyable parcours de Jacques Lusseyran – cet écrivain aveugle engagé très tôt dans la Résistance – Jérôme Garcin tire de l’ombre un héros. Et fait d’un scénario bien sombre une lumineuse leçon de vie. Sous sa plume, le roman noir se fait légende du siècle dernier, soixante dix ans après la libération des camps de concentration. Légende de l’espoir toujours permis.
A la manière d’un Pierre Soulages qui se joue du grain, de l’épaisseur et du contraste pour qu’explose la palette des noirs, le romancier biographe tire des événements les plus ténèbreux des séquences presque réjouissantes. L’ouvrage est revigorant. Il est l’illustration du paradoxe des Béatitudes : être heureux par-delà les souffrances. Il y a là une invitation au bonheur à suivre par tous les déclinologues planétaires et autres pusillanimes du genre humain.
« Le voyant » prend d’emblée le lecteur aux tripes et au cœur. Comment ne pas s’émouvoir de cet écolier promis à un bel avenir brutalement privé de vue à huit ans, entré bravement dans la Résistance à dix-sept et co-fondateur d’un audacieux journal clandestin de résistants qui, à la libération, deviendra France-Soir ? Incarcéré à Fresnes puis déporté au camp de Buchenwald, cet être hors du commun puisera dans sa vertigineuse mémoire les plus beaux vers de Ronsard, Baudelaire et Apollinaire pour réconforter ses semblables. En oxymore de chair et de sang, l’amoureux de la langue de Goethe fera de la poésie française une lueur qui clignote dans leur nuit et brouillard. Le non voyant est un paradoxe vivant. Jérôme Garcin le perçoit dans le titre de son choix.
Un titre qui résume à lui seul la philosophie de cette biographie romancée publiée chez Gallimard. Qui est frappé de cécité voit souvent beaucoup mieux et bien plus loin que le chanceux doté d’un regard perçant. Le sens qui fait défaut démultiplie ceux qui restent. Le braille sensibilise au plus fin le toucher, les odeurs se distillent en flagrances mieux analysées qu’un nez de parfumeur et savoir écouter enrichit toujours davantage que pouvoir entendre. Jacques Lusseyran devient phonologue, repérant la peur, la traîtrise, l’hésitation ou le courage aux moindres variations du timbre de la voix. Autant d’atouts pour un résistant, qui plus est germanophone.
Jérôme Garcin a trempé sa plume dans l’encre empathique pour évoquer l’incroyable efficience de cette perception surmultipliée que possède l’infirme. Il disserte à l’infini sur l’étonnant puits de lumière intérieure que s’est découvert le héros privé d’un sens, mais pas de sens. Ce puits intime irradie le tréfonds de son être mieux qu’un soleil au zénith n’inonde une riad marocaine.
Les images sont éloquentes, le ressenti aiguisé, les mots intenses et le style limpide. Le responsable du service culture de L’Obs s’efface derrière son glorieux personnage. Qui n’a pas lu les livres du héros auxquels l’auteur fait de larges emprunts (notamment « Et la lumière fut ») s’interroge sur l’utilité de leur consultation après pareille lecture. Jérôme Garcin a déjà fait entrer ce héros mal connu de la Résistance au Panthéon de la littérature. Il s’est fait bijoutier sertissant une pépite diamantaire et ce n’est pas faire offense à la qualité du joyau que saluer, dans son « Voyant », un roman captivant doublé d’un bel exercice littéraire.
Même si la fin de l’ouvrage s’avère un peu décevante. Le romancier y évoque le retour difficile de l’invalide à la vie civile, ses cours de philosophie et de littérature, les méandres de son état civil et son décès dans un accident de la route. Aussi banal et stupide que celui qui mit fin au destin d’un autre brave, surnommé Lawrence d’Arabie. Le récit plus factuel est aussi moins palpitant, et le héros humain trop humain. Force spirituelle et courage singulier ont cédé le pas à la séduction ordinaire.
Guillemette de Fos
De quoi donner envie d’aller voir ! merci beaucoup !