Ce sont deux photos comme on en prenait autrefois. Des photos rares, il ne fallait pas gaspiller et l’appareil n’autorisait que six ou neuf prises. Une femme et un gosse de cinq ou six ans. Tous deux de pied, jusque dans les années cinquante, on prenait rarement des visages en gros plan, question d’appareil, plus on se rapprochait plus la photo risquait d’être floue. La femme est encore jeune, son visage est doux. La seconde photo montre un petit garçon de cinq ou six ans, le grain de la photo et le mouvement de son manteau laissent penser à un travail de professionnel. Deux photos qui vont faire le tour du monde. Le môme et sa mère mais aussi le môme sans sa mère, elle est morte quand il avait trois ou quatre ans.
Le gamin ignore encore qu’une moitié de lui même s’en est sortie on ne sait trop comment des camps nazis.
Le gamin ignore encore que son autre moitié a survécu, cachée dans une ferme pendant trois ou quatre ans. Peut-être, que les chemins qui y menaient, sentaient bon les fleurs des champs. Mais elle s’en foutait des fleurs, des cailles, des jolies perdrix et des tourterelles qui chantent jour et nuit. Elle savait qu’au détour du chemin, pouvaient surgir d’autres oiseaux, des oiseaux noirs, des oiseaux à tête de corbeaux.
De l’après guerre, elle n’aura connu que la France blessée, celle des siens à jamais disparus, de ses biens volés, et cette histoire qu’aucune oreille ne pouvait entendre. Et puis il y avait la vie, celle des tickets d’alimentation, des appartements trop petits où s’entassaient des familles nombreuses. Ce soir à la radio on n’écoute pas Robert Lamoureux et son canard qui n’amuse plus personne. Ce soir Berthe Sylva chante les roses blanches. « C’est aujourd’hui dimanche et j’allais voir maman… »
Depuis on prend des photos par centaines, on ne sait même plus comment les ranger, alors on les oublie sur son ordi, avec leur légende improbable « 1761220963_1a9f414ac8 », à peine archivée, déjà perdue.
Daniel coule des jours tranquilles de retraité. Il tente de reconstruire son histoire de famille décomposée. Pas l’histoire actuelle, sa famille se réjouit avec son tas d’enfants et de petits enfants. Celle là on sait où elle se trouve, à peu près, même s’il arrive de temps en temps qu’un drôle se perde dans les gondoles de supermarché… Il cherche ses autres familles celles qui ont du fuir l’Ukraine, qui se sont retrouvées en Pologne, avant de s’échouer en France. La langue n’est pas un obstacle, dans cette communauté du peuple perdu, il y en a toujours un sur le net pour traduire gratuitement les textes. Et puis un jour, un courrier arrive. Deux cousines toulousaines, qui attaquent vaillamment les quatre-vingt piges, répondent au filet épistolaire qu’il a jeté sur la toile. Il ne les connaissait pas, elles envoient deux photos. Celle de sa mère et celle de son enfant. Sa mère morte depuis si longtemps et lui, Daniel, le regard perdu. C’est un peu comme si ces deux photos reprenaient vie, mais le tempo n’est définitivement plus le même. Il la regarde, elle semble détendue. La vie après l’occupation était trop dure, elle ne lui a pas survécu.
Et puis un autre jour, dans ses filets il relève un nom ainsi qu’une adresse improbable à Chicago. Il écrit, on lui répond, la lettre est accompagnée de deux photos, les mêmes photos, fil conducteur d’une histoire multiple. C’est curieux de courir après une photo qui vous a précédé et dont on ignore tout. Ils iront à Chicago, une belle rencontre.
Depuis Daniel jette toujours ses filets. Il a fait d’autres surprises. Une fois, il découvrit ainsi par hasard qu’une place lui était réservée dans un caveau collectif au cimetière juif de Bagneux.
Il est urgent d’attendre.
Bruno Sillard
D’attendre et donc de rester vivant. S.
Yes
Les filets dérivants, on les apprécie sur la Toile.