Sa main rejoignit vivement son front. Son buste s’affaissa sur le réservoir de la moto. L’engin semblait comme décidé à tailler encore un bout de chemin, même privé de la conscience de son pilote. Le deux-roues se mit à zigzaguer comme une toupie en fin de course avant de se coucher sur le talus couvert de sable. La roue avant tournait dans le vide. Le moteur s’arrêta net. Lui avait le visage couché dans la dune. Et de son front coulait un petit ruisseau rouge qui s’épaississait vite.
Devant, la Thunderbird 56 ralentit jusqu’à l’arrêt. La conductrice n’avait pas remarqué l’incident mais sa passagère, qui vérifiait la bonne tenue de son teint à l’aide d’un miroir de poche, l’avait alertée. Puis il y eut la double détonation. Les deux têtes, recouvertes l’une et l’autre d’un foulard de la même couleur, pivotèrent sur le haut de chaque siège comme subitement désaxées. De nombreuses gouttes de sang maculèrent la peinture jaune de la Thunderbird. Le moteur cala. La radio qui diffusait la musique d’un pianiste de rock & roll très prometteur devint muette.
Rien ne signalait une autre présence humaine. Un assassin devait pourtant faire partie du décor. Le boulevard était bordé, sur une seule rive, de maisons clonées. Celle qui faisait face à la scène avait une fenêtre largement éclairée. On pouvait y distinguer une table mise et bien mise mais l’absence de convives donnait à l’image une consistance insolite.
Si quelqu’un regardait, il pouvait contempler un décor nocturne composé d’un long talus dunaire derrière lequel il y avait la mer et ses rouleaux spectaculaires qui faisaient de jour la joie des amateurs de surf. Le halo du réverbère était suffisamment puissant pour éclairer d’une part le cabriolet et ses feux arrière restés allumés et d’autre part la sculpture improvisée que représentait la moto couchée. Une scène en coma dépassé.
Ce tableau était la clé d’un mobile mystérieux que la police ne devinerait pas. Sur le boulevard toujours silencieux, une paire de phares venait de s’allumer. Une longue automobile noire déhala de sa place de stationnement et vint se ranger à proximité de l’accident.
L’homme qui en sortit était habillé de blanc. Un vent léger faisait fasseyer son costume, de même qu’une fine cravate rouge sang. Il tenait à sa main un appareil photographique Pentax avec lequel il cadra le cabriolet Thunderbid dos à la moto. Cette dernière ne l’intéressait pas. Il prit son temps comme si les aîtres, le décor dans son ensemble, se faisaient complices pour assurer sa tranquillité.
Rentré chez lui, dans une de ces maisons construites comme autant de vigies semblables pour scruter l’océan, il développa le film avant de procéder à des tirages de tailles variables en noir et blanc. Le bon rendu des noirs était toujours difficile à obtenir. Fumer des cigarettes l’aidait à se concentrer.
Enfin satisfait du résultat, il alla se servir un verre de whisky qu’il posa près du téléphone. Il composa un numéro, attendit quelques sonneries jusqu’à ce qu’une voix féminine décroche. « J’ai votre affaire » dit-il directement sans même prendre la peine de saluer son interlocutrice. La voix l’interrogea sur l’heure et le lieu d’un rendez-vous. Ils convinrent du lendemain à onze heures dans une brasserie de la ville.
Cela faisait longtemps maintenant qu’il pratiquait cet art extrême qui consistait à tuer des gens et à les photographier aussi froidement qu’un médecin légiste. Mais il y avait un marché de collectionneurs pour cela. Et ça lui rapportait gros.
PHB
joli trait de plume !