Le père Ubu est censé être la vedette de la pièce « Ubu Roi ». Mais au Lucernaire et jusqu’au 7 juin, c’est la mère Ubu qui fait le spectacle et même le clou du spectacle. En dragon, cruella, alien, tout à la fois hystérique, cupide et violente, elle est pour tout dire délicieusement vilaine, et nous spectateurs on se réjouit de l’aubaine.
Pourtant, lorsqu’elle se présente avec ses deux compères Valéry Forestier (également metteur en scène) et Michaël Egard (le père Ubu), elle a l’air tout à fait aimable et pacifique. Mais Sabrina Amengual, incroyablement taillée pour le rôle, nous happe à chacune de ses interventions. On devrait la mettre, toujours dans son rôle de mère Ubu, à la table des grandes négociations internationales, comme le climat, le nucléaire iranien ou encore la crise ukrainienne : les choses ne traîneraient pas.
Cette farce géniale d’Alfred Jarry s’est jouée le 10 décembre 1896 au théâtre de l’Oeuvre. Elle a été présentée par Alfred Jarry lui-même, un homme extraordinaire, le plus souvent en tenue de cycliste, ami d’Apollinaire et capable d’allonger son pastis avec une bonne dose d’encre noire. Lorsque la pièce se joue, elle déchaîne les passions tellement le texte est loufoque et provoquant, ponctué de « merdre » et de « vrout » dont on devine la signification. Francisque Sarcey, le critique le plus reconnu de cette fin 19e, quitte la salle exaspéré, bien avant la fin. Dans la salle c’est le chahut.
Le père Ubu est un triste sire sans titre qui se verrait bien despote et pour cela il assassine le roi Venceslas avec l’aide de sa femme. Complètement con, tyran, le personnage est un jouisseur qui pille et assassine sans retenue. Ce dictateur qui fait peur, entre en résonance avec notre monde à nous. L’excellente mise en scène présente le plus souvent les trois acteurs en hommes troncs comme à la télé et justement, l’écran télévisuel qui s’allume de temps à autre sur la chaîne « Ubu News », apporte autant de ruptures bienvenues dans ce texte à haut débit que l’on peut avoir du mal à suivre.
Le public se choque moins facilement de nos jours. Le soir de la première, l’assistance plutôt jeune s’est vite prise au jeu. Les acteurs y sont d’autant plus pour quelque chose que l’organisation scénique est d’une sobriété très efficace. Quand les trois interprètes disent en même temps avec une mimique aussi convaincante qu’affreuse « vive la guerre », la pièce atteint un sommet indiscutable. Ils tiennent la salle.
Pour Valéry Forestier le metteur en scène, cette pièce est « un coup de pied au cul des conventions théâtrales », dont l’écriture « télécinématographique » l’a incité à travailler en ce sens.
Dans la même logique qu’il faut des alpinistes de haut niveau pour tutoyer certains sommets, la pièce de Jarry requiert des acteurs de premier plan, à même de mobiliser l’ensemble de leur métabolisme pour servir ce texte hallucinant sans se casser la gueule. Bien servir « Le père Ubu » est un petit défi que la compagnie « Le Puits qui Parle » vient d’emporter haut la main.
PHB
PS : Bien évidemment c’est de Jarry puis de cette pièce que vient le mot « ubuesque », soit quelque chose, selon le Robert culturel, de « comiquement cruel », « cynique et couard avec outrance ».
Jusqu’au 7 juin