Y a-t-il un âge pour apprécier Bécassine ? A se rendre au Musée de la poupée qui dédie à la mascotte plusieurs salles à l’occasion de son 110ème printemps, à feuilleter les 27 albums que lui consacra l’éditeur Gautier-Langureau, on est enclin à répondre par la négative à l’interrogation.
Agée d’à peine trois ans, ma petite fille est restée scotchée devant « L’enfance de Bécassine », premier titre de la longue série. Il est vrai qu’elle a tout de sa toute première poupée chiffon la mythique Bécassine !
Une bouille toute ronde que surmonte une discrète coiffe blanche, un nez en bouton de bottine et pas de bouche. Une tête simplifiée à l’extrême, une silhouette en sempiternelle robe verte, noire et rouge astucieusement représentée de face ou de profil, mais jamais de dos, Bécassine permet aux jeunes lecteurs d’entrer de plain-pied dans son personnage. On objectera qu’à trois ans, un bambin ne sait pas lire et que capter son intérêt relève de l’implication de la liseuse. En l’occurrence, elle avait à cœur de faire partager le récit, de résumer avec des mots accessibles les légendes encore un peu longuettes d’un recueil charnière entre histoire illustrée et vraie bande dessinée.
Il n’empêche, c’est incroyable comme la fillette eut peine à s’arracher de l’ouvrage. Se le lisant sans cesse et se le relisant à voix basse (et à sa manière) avant de s’endormir. Ah, cette Bécassine tombée dans la bassine de confiture, qui s’en pourlèche l’habit ! Oh cette petite peste de cousine au long nez collant si bien à son patronyme de Quillouch ! Et ce curieux lit-clos bien moins confortable que mon petit lit à barreaux dans lequel je raconte le soir ma journée à Doudou ! Ou cette dent de lait branlante qu’on arrache au fil… La frayeur dosée au plus juste pour faire palpiter le petit cœur.
La vivacité du tracé, la finesse du trait, la gestuelle animée des personnages et les astuces de mise en page font que les albums de Bécassine n’ont pris aucune ride. Adepte du graphisme de contour, Emile-Joseph Pinchon est à l’origine de cette « ligne claire » qui fera, un quart de siècle plus tard, le succès des séries qu’Hergé consacra à Tintin. C’est dire la modernité des planches immortalisant la petite bonne bretonne au parapluie rouge !
Du contenu des albums, en revanche, on dira qu’ils accusent leur âge… Mais c’est précisément ce qui en fait l’intérêt sociologique ! Bécassine est le reflet de son époque. Ses aventures illustrées (1905/1960) renvoient aux mœurs, modes vestimentaires, innovations technologiques et événements politiques de la première moitié du XXème siècle. Bécassine, c’est donc mieux que notre provinciale cousine, c’est un demi-siècle d’histoire de France.
La gentille soubrette toujours prête à rendre service n’était pourtant point appelée à pareil destin. Son personnage est né d’un contretemps. D’un « trou » au bouclage du premier numéro de « La Semaine de Suzette », magazine que venait de lancer Henri Gautier en 1905. Bécassine n’était donc au départ qu’une planche de secours… Mais les lectrices de la revue la redemandèrent séduites par les croquis de Pinchon et le récit de la rédactrice en chef Jacqueline Rivière directement inspiré des bévues de ses gens de maison.
Le jeune lectorat en fit la mascotte du magazine si bien que ses géniteurs de papier durent la mettre en scène des années durant, sans jamais trahir l’esprit bienséant de la revue. Car outre divertir et instruire, la Semaine de Suzette entendait inculquer « civisme, morale chrétienne et charité » à ses jeunes lectrices : des fillettes de (bonne) famille disposant d’une (importante) domesticité, francophones mais (habitant volontiers dans les colonies), ressortissant d’un milieu catholique et fréquentant les cours privés. Un environnement ô combien traditionaliste alors que la France venait de légaliser la séparation de l’Eglise de l’Etat et s’apprêtait à vivre la décolonisation et affronter deux guerres mondiales.
Pour perdurer durant plus d’un demi-siècle, l’héroïne sut évoluer. Passant de domestique inculte au service de la marquise de Grand-Air à nourrice expérimentée, institutrice, alpiniste, aviatrice et même metteur en scène ! Les histoires de Bécassine en témoignent, à l’époque l’ascenseur social fonctionnait.
Faire d’un accident de fabrication une silhouette légendaire, un mythe intemporel voire une antonomase, voilà qui rend Annaïck Labornez, alias Bécassine, à jamais sympathique ! D’autant que ses créateurs lui fabriquaient dans le dos une jolie petite sœur, Bleuette, matérialisée par une poupée de 27 cm. Une sœurette si attendue qu’ils se fendirent d’un billet d’excuses pour son retard à la livraison… en un encart de presse au style ampoulé (mais néanmoins très commercial) dont on ne résiste pas à publier ci-après la teneur. C’est pour cette frangine pourrie-gâtée que fut conçue toute une gamme de prêt à porter (vêtements, chapeaux et accessoires) déclinée en deux collections annuelles comme l’exige la Haute Couture. On trouve au Musée de la poupée quelques exemplaires de ce fashion trousseau que s’arrachèrent les milliers d’abonnées à la revue. Mais pas de quoi susciter la jalousie de l’ainée au grand cœur, revêtue pour l’éternité de son ample livrée empesée…
Guillemette de Fos
L’encart de presse: « Bleuette doit des excuses à beaucoup de ses petites mamans. Elles se faisaient une joie de la venue de Bleuette et voici que Bleuette met leur patience à l’épreuve. Bleuette est en retard. Qu’on le lui pardonne, car ce n’est pas sa faute. Pauvre Bleuette, elle a un malheur : celui d’être trop jolie. Dès qu’on l’a vue, dès qu’on a vu aussi sa gracieuse compagne La Semaine de Suzette, tout le monde a voulu l’une et l’autre. Les lettres d’abonnement sont venues en foule, de France et de l’étranger. En une semaine, on nous a demandé plus de 20 000 Bleuette ! Maintenant, le mal est réparé, nos précautions sont prises pour l’avenir. Dans deux ou trois jours, Bleuette s’en ira, de toute la vitesse de ses petites jambes, vers ses gentilles mamans. Et celles-ci, en l’embrassant, oublieront le petit ennui qu’elle leur aura causé . »
Maison de la poupée, jusqu’au 26 septembre