Le rideau ne se lève pas et Alceste est déjà là. Les spectateurs entrent et jettent un coup d’œil à la scène : intérieur bourgeois, mais dépouillé, où des meubles mal recouverts par des draps blancs suggèrent une maison inhabitée. Y trône un escalier démesuré, presque vertical, qui file vers une porte de sortie gigantesque que l’on devine salutaire. Les spectateurs s’installent, discutent, oublient presque Alceste qui pendant ce temps se lève, s’assied, montre des signes d’impatience…
Du coup voilà les spectateurs impatients avec lui, espérant que la pièce débute bientôt. La sonnerie retentit, les lumières se font froides, bleutées, presque évanescentes. Philinte fait son entrée. Sur scène, le spectacle a commencé.
Alceste est fou amoureux de Célimène. Mais Célimène, jeune veuve éprise de liberté, aime d’abord qu’on l’aime. Et, pour être aimée, assure chacun de ses amants de son attachement. Elle tient salon, est courtisée par des hommes qui se plairaient à emporter son cœur, surtout parce qu’ils le feraient au nez d’un rival. Alceste, dont le plus grand désir (outre celui de ravir le cœur de Célimène) est désormais de fuir la société des humains, s’est juré de ne plus dire que la vérité. Il exige de son amante le même engagement. Et échouera, bien sûr, à lui faire dire qu’elle n’aime que lui…
Voir une pièce de Molière dans sa « Maison » qu’est la Comédie française est toujours un événement. Quand le jeu des comédiens et la mise en scène sont à la hauteur de ce que l’on en attend, cela tient du bonheur. En nous invitant à son « Misanthrope », Clément Hervieu-Léger, jeune metteur en scène et comédien formé au conservatoire de Paris, entré à la Comédie Française en 2005, nous convie au bonheur ; car son spectacle est réussi. Après avoir monté en 2011, avec la même troupe de comédiens, « La Critique de l’Ecole des femmes » (pièce de Molière en un seul acte et en prose), Clément Hervieu-Léger réitère ici avec une pièce plus ambitieuse en cinq actes et versifiée. Pour tenir le rôle titre il a choisi le comédien Loïc Corbery, qui jouait Dorante dans « La Critique ». Il en a fait un Alceste rajeunit, qui rejette avec la rage de son âge l’hypocrisie, les faux-semblants et les conventions sociales.
En 1665, Molière, que l’on décrit comme neurasthénique, tombe gravement malade. Son théâtre est fermé. En 1666, il remonte sur les planches endossant lui-même le rôle d’Alceste dans sa nouvelle pièce, le « Misanthrope ». On reprocha à cette œuvre son esprit de sérieux et l’on imagina derrière le personnage du misanthrope un témoignage autobiographique. Celui d’un Molière vieux (40 ans), atrabilaire comme Alceste, et jaloux des hommes qui approchent sa jeune épouse, l’actrice Armande Béjart.Un Molière usé par la vie d’acteur, un Molière fatigué de lui-même… Légende ou réalité ? En tout cas, tout l’intérêt du personnage d’Alceste est là, entre misanthropie et dépression. Une dualité bien amenée par Loïc Corbery, qui traverse la scène, l’esprit hanté, l’œil parfois humide, fourrageant ses cheveux, jetant son manteau sur une chaise pour le reprendre aussitôt ; le tout dans des mouvements nerveux et douloureux du corps. Et l’on se plait à imaginer que Loïc Corbery est peut-être bien cet Alceste tourmenté et excessif que Molière voulait dépeindre.
Cependant, s’il y a dans le « Misanthrope » tous les ingrédients d’une tragédie à la Corneille, la pièce reste une satire acide de la société comme Molière sait nous les livrer. On se réjouit des situations cocasses (Oronte récitant son sonnet est tout à fait drôle et crédible, Acte I-scène 2) et on se délecte des mots incisifs (la joute verbale entre Célimène et Arsinoé est bien enlevée, Acte III-scène 3) qui font de cette pièce une farce hors du temps. Clément Hervieu-Léger souligne d’ailleurs à grands traits l’atemporalité du « Misanthrope ».
D’abord, dans le choix des costumes. Le pantalon taille ultra-haute et le foulard d’Arsinoé évoquent le chic Saint-Laurent et les années 1970-1980. Les robes près du corps et les talons stiletto de Célimène nous clouent aux années 2000-2010, mais peut-être aussi aux années 1950-1960… Un chic classique bon genre en rupture avec les manteaux négligés d’Alceste et de Philinte, constamment malmenés par les comédiens, qui nous renvoient, bien involontairement sans doute, au lieutenant Colombo de notre jeunesse… Atemporalité toujours, dans la préférence que le metteur en scène a faite d’un Alceste jeune, abandonnant à ses prédécesseurs (dont Molière) le choix d’un homme mûr pour tenir le rôle. Et c’est une belle prouesse que réalise cet Alceste là en réussissant à nous faire croire qu’à son jeune âge on peut être assez las de ses contemporains pour vouloir se retirer du monde… Atemporalité enfin dans la peinture de la société aristocratique. Dans le « Misanthrope » point de serviteurs revanchards, de bourgeois prétentieux.
Il n’est question que de cette aristocratie toute française, dont Molière se moquait déjà, et que Clément Hervieu-Léger recontextualise d’une façon qui sonne juste pour adapter ses spécificités au monde actuel. Tout de même, la voix de Célimène, exagérément maniérée et affectée, est caricaturale à l’excès. On s’y habitue, mais… Que cela ne vous retienne surtout pas d’aller au Français applaudir ce Misanthrope là. Il en vaut plus que le détour.
« Le Misanthrope ou L’Atrabilaire amoureux », comédie en cinq actes et en vers de Molière à la Comédie française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 Paris. Jusqu’au 23 mars.
Valérie Maillard
Merci de votre papier qui donne tellement envie de courir au Palais Royal.
Juste une coquille sur 1965 (et 1966) au lieu de 1665 (et 1666). Mais le lecteur corrige de lui même !
Merci à vous cher lecteur c’est corrigé. PHB