Pendant trois mois la galerie sud-est du Grand Palais est peuplée par près de deux-cents œuvres qui nous obligent à faire abstraction des catégories de la pensée occidentale pour un voyage qui n’est pas seulement géographique.
On y découvre sans un véritable fil chronologique une cinquantaine d’artistes haïtiens, du présent et du passé, porteurs de l’indépendance conquise en 1804, témoins du tremblement de terre de 2015, portraitistes de scènes quotidiennes joliment ingénues (Sénèque Obin) ou de vicissitudes politiques grotesques à en devenir animalières (Jasmin Joseph, Fritzner Lamour), rêveurs de paradis perdus (Wilson Bigaud) et de mythologies ténébreuses (Hector Hyppolite, ci-dessus), ou encore simples ferblantiers devenus sculpteurs…
L’île de Haïti, « terre de hautes montagnes », qui fut espagnole lorsque Christophe Colomb y mit pied mais française, sous le nom de Saint-Domingue, dès le milieu du XVIIème siècle, a été la première colonie qui sut conquérir son indépendance. A la fin du XVIIIème siècle quelques milliers de propriétaires blancs possédaient un demi-million d’esclaves qui travaillaient dans les plantations de canne à sucre ; l’écho de la Révolution Française, l’abolition (temporaire) de l’esclavage, le désir d’indépendance, ont conduit à l’insurrection menée par Toussaint Louverture qui aboutit à la proclamation d’un état libre, bien que fragile et pauvre.
Le sort de Haïti, pris dans succession de dictatures et de catastrophes naturelles, tourmente ces artistes qui revendiquent leurs missions : documenter une identité nationale et remémorer une histoire occulté, tout en étant des artistes au premier chef, qui signent leur art, pour brut ou naïf qu’il paraisse, qui créent des sculptures (alors qu’il était interdit aux esclaves de pratiquer cet art dangereusement proche de la production des fétiches que la religion catholique bannissait), qui font de tout matériau, support et sujet un prétexte pour créer. Si nombreux et féconds, que Malraux, qui fit sur cette île sont tout dernier voyage, considérait qu' »un peuple d’artistes habite Haïti« .
L’art d’Haïti nous raconte un immense désir de liberté et une fabuleuse permanence de la mémoire. La mémoire africaine : tout en simulant l’adhésion à la religion catholique, les esclaves venus d’Afrique conservaient leur rites et honoraient le culte des 401 divinités vaudou sous le simulacre des saints occidentaux ; ce syncrétisme anime toujours les panneaux miroitants et hypnotiques de Myrlande Constant. La mémoire des ancêtres : Dubréus Lhérisson, lorsqu’il emploie des crânes véritables dans ses sculptures, ne commet par une profanation mais un hommage. La mémoire de l’histoire : la série de portraits des présidents haïtiens par Edouard Goldamn, reprise à la fin du XXème siècle par Gervais Emmanuel Ducasse, déploie des profils, des uniformes et des règles pour dessiner et redessiner encore un constant désir de démocratie.
C’est un art magique, oui ; dans le sens où Breton l’employait. Le fondateur du Surréalisme, qui avait passé les années de guerre au Mexique, vient à Haïti en 1945. Il y découvre une culture vivante, native – c’est le sens étymologique de naïve – mais surtout savante et tellurique à la fois, où les techniques mixtes dialoguent avec les inspirations métissées ; il admire le peintre Victor Hyppolite en ce qu’il « parvient à concilier un réalisme de haute classe avec un surnaturalisme de toute exubérance ». Breton travaille alors sur la permanence de la magie dans les arts du passé et du présent, écrit lentement sa somme, L’Art Magique, qui paraitra en 1957, et dans ses notes émerveillées il rejoue et relance des termes consubstantiels au Surréalisme mais vérifiés à l’aune de nouveaux paradigmes culturels – comme le beau concept oxymorique du « réalisme merveilleux » prôné par les écrivais haïtiens.
Il faut suivre ces femmes artistes contemporaines qui à leur tour rejouent et relancent l’histoire. Lors de la prochaine Biennale de Venise le pays sera représenté par Barbara Prézeau-Stephenson, qui dans cette exposition parisienne présente une vidéo où des femmes inlassablement rebrodent le voile de Freda, le visage sensuel de la divinité Erzulie. Sasha Huber vit à Helsinki et tire des agrafes sur des panneaux en bois pour fixer les scintillantes icônes de l’histoire haïtienne, de Christophe Colomb aux Duvalier père et fils. Pascale Monnin projette les ombres énigmatiques de ses précieuses sculptures, plaquées de miroirs qui rappellent les statues africaines et les mimétismes des chasseurs. Et pour entourer ces œuvres de paysages et de saveurs, ouvrons le roman couronné par le dernier Prix Femina, une saga familiale traversée de fantômes et de poésie, comme toujours à Haïti : Bain de lune de Yanick Lahens.
Isabel Violante
Haïti, deux siècles de création artistique, Paris, Grand Palais, jusqu’au 15 février
Magnifique texte et illustrations.
Tout à fait d’accord avec le commentaire qui précède. J’ai eu un grand plaisir à lire cet article fort intéressant et documenté qui donne envie de ne pas manquer l’exposition. Merci à vous.