Que lui trouvent-elles toutes à Platonov ? Un temps sous le charme de cet énigmatique personnage, c’est la question qui finit par nous tarauder dans la dernière partie du spectacle. Réussite absolue de la mise en scène de Rodolphe Dana par le collectif « Les Possédés » que de nous faire progressivement décoller de la fascination de tous les personnages pour ce Platon miniature, jusque dans sa déchéance. C’est l’histoire donc… d’une dépossession ?
Platonov c’est cet instituteur déchu, ce Don Juan lâche et génial en même temps. Il aime toutes les femmes qui le lui rendent bien. Sophia, l’amour de jeunesse réchauffé, Maria, l’amoureuse haineuse, la petite Sacha, l’épouse simple et bien sûr Anna l’aristocrate ravageuse. Montrer le désir plutôt que l’ennui, c’est le parti original de Rodolphe Dana dans son adaptation au théâtre de la Colline. Tous dans la pièce aiment quelqu’un ou quelque chose (à défaut d’être humain il y a l’argent), au point qu’on en viendrait presque à vouloir nous aussi compter fleurette à notre voisin de siège. Mais derrière l’énigme Platonov, c’est toute une société qui assiste à sa lente déchéance et à la perte de ses illusions. Voilà une de ces grandes pièces qui disent la fin d’un monde, la mort des pères. On pense à Lagarce (que le collectif affectionne particulièrement) ou Thomas Mann. Une première œuvre pourtant, écrite dans les années 1870 par un Tchekhov âgé de 18 ans à peine, longtemps considérée comme injouable par sa longueur.
Et ils jouent pourtant, faisant de cette pièce foisonnante, contradictoire, une force. Dans un espace ouvert, fond de scène apparent, tous les comédiens sont dans l’œil du spectateur. On les voit ainsi se lever, entrer dans la lumière et une fois passée leur réplique, continuer leur vie muette de personnage. Ce décor sans bord, cette énergie de troupe nous frappent tout d’abord.
On capte des instants de vie, des échanges tantôt drôles, pathétiques, philosophiques, presque oniriques au milieu de meubles, tapis qui se transforment en tapisseries silvestres. Et un beau moment d’émotion lorsque la chanson Far from any road est jouée sur scène (l’envoûtant générique de la non moins envoûtante série True Detective), un feu d’artifice et une bouteille d’eau déversée accompagnent des personnages en quête de lumière et d’apaisement. Que dire également de la tentative de suicide de Sacha délaissée, quand poésie et émotion nous saisissent ? Malgré quelques longueurs dans la première partie, les comédiens sont tous incroyables (un léger doute sur leur capacité à se faire entendre parfois pour les spectateurs au fond de l’imposante salle de la Colline). Nul besoin de faire l’éloge d’Emmanuelle Devos dont le talent n’est plus à démontrer. Elle nous séduit dans ce personnage d’Anna Pretovna qu’on appelle La Générale, aristocrate déchue et sans le sou, qui rit lorsqu’elle voudrait pleurer et nous entraîne dans sa folle quête de vitalité.
Et la dépossession me direz-vous ? Reste ce dernier tableau : une montagne de papiers et de meubles, avec un Platonov vieilli, ivre, obsédé par la mort et pourtant drôle dans ses excès. Trop de femmes, de folies, de rebondissements. Et cette réplique « J’ai terriblement envie de vivre » lorsqu’il a le canon pointé sous la mâchoire, résumant les contradictions du personnage. L’interprétation subtile laisse entendre cette ironie, cette distance progressive qui nous empêchent de croire totalement à la tragédie. « Enterrer les morts et réparer les vivants », la pièce se termine quasiment sur ces mots que l’actualité littéraire et même politique rendent familiers à notre oreille. Et ils continuent à vivre ces personnages, une fois le rideau fermé, laissant encore longtemps leur empreinte dans nos pensées et nos conversations de fin de soirée : un signe qui ne trompe pas.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Platonov, Rodolphe Dana et les collectif « Les Possédés », théâtre de La Colline, jusqu’au 8 février.
Un bien beau texte, merci. S.
Je tombe des nues ! J’ai trouvé cette version pas très tchékhovienne, bourrée de contresens… Devos n’est pas le personnage et Dana est un « vieux » Platonov…
Comme on dit, les goûts et les couleurs…
Je vous copiecolle mon article paru sur Froggy’s Delight…
Il y a une chose qui m’intéresse plus que le commentaire de nos avis divergents, c’est de comprendre – enfin – pourquoi on peut aimer qu’une chanson (évidemment toujours en english) qui n’a rien à voir avec la pièce jouée arrive ici comme un cheveu sur la soupe. Ce tic théâtral m’énerve et me paraît contre-productif : Tchekhov est-il si loin de nous qu’il ait besoin pour créer de l’émotion de l’appui d’une chanson tirée d’un soap opera ricain ? Est-ce un effet de domination culturelle qu’il y ait toujours besoin de la caution de notre maître US ? Un subliminal soutien aux Occidentaux contre Poutine ? , etc…
J’ai le même problème avec pratiquement tous les films français : même traitant de la misère au fin fond de l’Ardèche, le moindre film français se clôt par un générique en english qui n’a jamais rien à voir avec le sujet…
A un moment, j’avais envisagé de créer un label : celui du film français garantie sans chanson en anglais. Et qu’on y voit pas du lepénisme commode à ne jamais répondre à ce rabougrissement culturel, alors qu’il y a des milliers de chansons françaises qui feraient l’affaire… dans lesquelles j’englobe bien entendu le hip hop ou le rap… Ces rappeurs et ces hip hoppeurs que l’on a exclu bêtement – voire dramatiquement – de l’hommage « petit blanc » à Charlie sur France 2…
Mon texte sur Platonov :
Première pièce d’Anton Tchekhov, écrite avant l’âge de vingt ans et jamais jouée de son vivant, « Platonov » est un peu le brouillon de son œuvre. On y retrouve en effet des thèmes chers à Tchekhov, et notamment celui d’un monde qui va s’effondrer.
Platonov, « le mini- Platon » est un être supérieur, à la fois intelligent et séducteur, mais qui, en bon Russe, a l’âme si noire qu’elle le pousse à s’autodétruire, à ne jamais rien faire d’autre que de s’enfoncer dans une culture de mort et à y entraîner tous ceux qui l’entourent.
Dans son premier acte, Tchekhov décrit l’univers compliqué dans lequel gravite Platonov. Il s’agit, comme souvent dans cette pièce de facture encore malhabile, d’une longue exposition des enjeux qui mobilisent chacun des personnages, et notamment de leur rapport respectif à Platonov.
Dans la version qu’il propose, Rodolphe Dana ne cherche pas à casser ce début laborieux. Dans un décor unique, plutôt terne qu’inspiré, il s’attache à décrire les relations entre la douzaine de personnages qui forment l’entourage de Platonov.
L’objectif est atteint. Comme Benjamin Porée, qui avait monté « Platonov » aux Ateliers Berthier il y a quelques mois, Rodolphe Dana a choisi la traduction de la pièce de Tchekhov d’André Markowicz et Françoise Morvan.
Mais, une fois ce long moment d’exposition passé, on n’a plus l’impression d’entendre le même texte. A la rigueur un peu guindée du travail de Benjamin Porée, Rodolphe Dana substitue un « Platonov » plus déjanté, « farcesque » et foutraque. Dans le rôle de la Générale, Emmanuelle Devos fait alors preuve de toute la fantaisie qu’on lui connaît.
Cela au prix de coupes dans les dialogues, qui font plus « mots d’auteur » que répliques de Tchekhov. Si l’adaptation du texte par Rodolphe Dana et Katja Hunsiger amuse franchement, par moments, c’est hélas aux dépens de la cohérence de l’œuvre et ce « fou de Platonov » n’a pas le relief attendu.
Plus lâche que brillant, plus bête de sexe que séducteur, il est interprété par Rodolphe Dana plus en ahuri qu’en sujet habité par un terrible désespoir métaphysique. Dès lors, « Platonov » se termine par la relation scrupuleuse d’un fait-divers à l’issue inévitable.
Dans la version de Benjamin Porée, on avait trouvé que Joseph Fourez était un Platonov trop fragile. Celui qu’a imaginé Rodolphe Dana pourrait paraître plus consistant, mais il a l’inconvénient de ne jamais susciter d’émotion comme parvenait à le faire Joseph Fourez.
Dommage car le Collectif Les possédés qui est derrière le projet dirigé par Rodolphe Dana rassemble sur scène une douzaine d’acteurs tous excellents.
Bon, je lirai tout ça un peu plus tard (d’autant qu’apparemment, il y a un grand écart entre les critiques !) car j’y vais mercredi soir (en confiance car le collectif les Possédés ne m’a encore jamais déçu) et préfère me faire ma propre idée d’abord… à bientôt !
J’attends avec impatience votre avis !
Pour être positif, je recommande fortement un spectacle qui vient de débuter au Rond-Point , « Les Soeurs Macaluso » d’Emma Dante. Et au passage, je rappelle que « Palerme », le premier film d’Emma Dante était « le » film à ne pas manquer l’année dernière… Il n’est évidemment pas dans les 16 meilleurs films Télérama… Aïe, je suis de nouveau négatif !
Quelques mots seulement, comme vous j’aime la langue française autant que sa chanson et comme vous j’aimerais l’entendre plus souvent sur scène. Mais j’aime la langue anglaise et il n’y a rien là pour moi d’incompatible (si j’osais, je vous recommanderais même vivement le « soap opera ricain » dont elle est tirée). Cette chanson de désert et de cactus au moment où elle tombe, rythmée par les ballons crevés du feu d’artifice, terriblement mélancolique quand le personnage sur scène semble au contraire manifester une désir de renouveau, elle a su créer quelque chose pour moi ce soir là. Une émotion mais pas seulement, un effet de sens dans la contradiction même. Je ne sais pas si Tchekhov a besoin d’un appui moderne pour se tenir debout, mais je crois que de la rencontre de la machine à coudre et du parapluie sur la scène naît une beauté certaine.
Quant à votre commentaire sur la pièce, oui Dana est un vieux Platonov, plus bête de sexe que séducteur, dense et fatigué en même temps. A tout cela je souscris pleinement, c’est pour cela que je parle de dépossession. Et c’est là qu’est la réussite du collectif pour moi. La fin tourne explicitement au vaudeville, on y croit (presque) plus. Dans le fond la mise en scène n’essaie pas de tricher, elle nous plonge dans un mélange de distance et d’émotion (quand même). Bref, ce qui est assumé dans le spectacle je trouve, c’est qu’il y a quelque chose de proprement absurde et incompréhensible dans l’hystérie féminine autour de ce « raté ».
Enfin, un grand oui aux Sœurs Macaluso d’Emma Dante ! Une superbe pièce sur le deuil et la mémoire. C’est peut-être de l’italien que viendra donc la réconciliation !
Merci, Tiphaine d’avoir passé du temps à me répondre…
Je pense qu’il ne faut pas entrer dans le commentaire du commentaire… Nous aurons sans doute d’autres pièces pour y revenir !
Ce que je crains seulement avec l’usage de l’anglais dominant, c’est qu’il cache des choses… et en particulier, l’impossibilité de n’y pas recourir…
Pour être clair, je ne parle pas pour vous qui démontrez votre ouverture et votre culture, mais je vois souvent des films ou des pièces, ou je lis des livres où je comprends vite que la « culture » américaine s’est substitué » au reste…
Je prendrai un exemple en littérature. Plus précisément dans le « polar ». Un mien ami, vieux cinéaste et dramaturge blanchi sous le harnois, me racontait qu’il était juré dans un festival avec une « star » féminine du polar à prénom d’homme et à nom de Comtesse aux pieds nus…
Elle lui citait tous ses écrivains préférés, tous américains… et quand, lui, a commencé à lui parler d’écrivains français du genre, elle a révélé qu’elle ne les avait jamais lus… pire qu’elle n’avait jamais voulu les lire… Tant pis si les Giovanni, Le Breton, Simonin… ont donné « Le trou » ou « le Grisbi », etc… Tant pis pour Malet ou Siniac…
Or, je suis désolé, si on écrit en français, on doit savoir d’où on vient, ce qui s’est passé avant soi… Sinon on est un produit international hors sol. Je crois qu’elle le paie déjà : elle vend mais chacun de ses livres chasse l’autre et elle ne fait pas le poids face à ses admirations américaines…
Hitchcock a adapté Boileau-Narcejac, aucun grand réalisateur d’aujourd’hui n’a songé à adapter cette dame…
Je vous quitte, je vais au théâtre !
Vu hier soir, donc, jusqu’au bout malgré un entracte de 20 minutes (je déteste les entractes !!), cette pièce bizarre (depuis des années que j’en entendais parler, il fallait bien y aller / et autant que ce fût avec les Possédés [titre russe s’il en est]) dans une ambiance bizarre (plusieurs personnes des premiers rangs ont quitté la salle au bout d’une demi-heure environ et ma voisine [siège devant le mien] s’est retournée sur moi plusieurs fois lorsque [peut-être] j’ai ri trop fort [avant l’entracte] ou trop mal)…
Alors comment dire ? Je ne serai pas aussi dur que mon voisin et ami qui, même s’il a trouvé quelques comédien(ne)s bons, a peu goûté cette mise en scène qui, allant jusqu’au vaudeville, niait le caractère tragique de cette pièce et rendait invraisemblable le fait que Platonov ne soit pas, durant la réception inaugurale, tout bonnement expulsé de la maison tellement il est peu aimable (y compris physiquement).
Je dirai plus simplement que si j’ai souvent ri, je n’ai guère été touché car aucun de ces personnages ne l’est, aimable ; entre bêtise, cynisme et cruauté, le choix est large / le fait que ce soit une pièce de jeunesse excuse un peu le caractère parfois haché du propos de certains personnages mais disons (médisant) que peut-être je n’ai pas l’esprit assez affuté pour apprécier complètement ce que j’ai vu se dérouler – longuement – hier soir.
Bref, une déception dans l’ensemble ; pour parler d’une pièce qui m’a vraiment plu et encore à l’affiche, je citerai « Le gardien », à l’Aktéon, dans lequel les 3 comédiens sont tous excellents même si, là encore, ils jouent de drôles de types, plus inquiétants encore que la clique dégénérée de Platonov / F.
Cher Frédéric, le récit de « votre » représentation de Platonov ressemble au mien…
C’est sûr que le public de La Colline a un effet sur le jugement qu’on a des pièces. Public d’abonnés qui n’hésite pas à partir, à parler, qui peut faire des SMS pendant la représentation, etc… Bref, pas la crème de la crème qu’on s’attend à y trouver…
Je confirme aussi que l’Aktéon est une contre-proposition qu’il faut pratiquer… On y monte souvent des « petits » Molière ou Marivaux qui valent largement les « gros » des théâtres subventionnés (comme on n’ose plus dire)… j’y ai vu « Les fâcheux » dans une version à mourir de rire. Les mêmes aiment aussi monter des Feydeau, des Labiche.
Bref, l’Akthéon pour moi ça vaut l’Odéon (surtout depuis les Bondy-euseries) !
Philippe,
J’ai moi-même été abonné et assidu de la Colline à la fin du siècle dernier, à l’époque de Lavelli et où j’habitais non loin dudit théâtre. J’y ai vu quand même beaucoup de belles choses (« Maison d’arrêt » et « Mardi », de Bond, « Décadence » et « Kvetch », de Berkoff, « Gustave n’est pas moderne », de Llamas, entre autres), ou d’œuvres profondément marquantes (« Holocauste », monté par Régy), mais c’est vrai que Françon puis Braunschweig m’ont moins plu, de même que le fait de passer de 8 spectacles par an (ce qui était gérable) à 15 ou 20… et depuis, je virevolte du Théâtre de la Bastille (Geslin, RABEUX !) à la Philharmonie de Paris en passant (de moins en moins) par la Ménagerie de verre, sans compter tous les « one shot » un peu partout !
Merci Frédéric,
je ne sais pas dans quelles conditions vous allez au théâtre, mais moi, en tant que « plume » sur un site web, j’ai souvent deux invitations. Ce serait un plaisir de vous inviter à m’accompagner à un spectacle à venir, car j’emmène souvent des « ingrats » qui n’ont pas le théâtre chevillé au corps et qui se plaignent que je n’aille jamais aux spectacles d’Eric Emmanuel Schmitt ou à ceux de Baffie et Ruquier !
Notre ami Philippe a mon mail, je l’autorise à vous le donner !
(ainsi qu’à Tiphaine et Steven)
Bonjour Philippe,
Baffie, Ruquier : deux ou trois blagues ou bons mots (parfois très drôles) ne font pas une pièce de théâtre. Quant à EES, ses mises en scène à la chaîne en font sans doute un homme riche mais pas toujours inspiré. De façon générale, je ne vais pas au théâtre pour m’amuser ou me détendre mais plutôt pour (me faire) réfléchir / même si je ne crache pas sur le rire, bien entendu, surtout s’il est grinçant… qui remontera « Bienvenue au club » (ou était-ce « Une soirée entre amis » ?), de Pinter ; notre époque en aurait bien besoin !
Quant au prix de spectacle, c’est un sujet à part entière mais, à 98 %, je suis le financeur de ce que je vais voir vu que je n’ai pas de contact professionnel avec le milieu théâtral parisien.
A l’occasion, pourquoi ne pas, effectivement, partager une de vos invitations pour confronter nos cruautés ?
J’imagine que le modérateur de ce blog a mon adresse courriel également ; qu’il en fasse de même bon usage !
F.