Quand Pablo Picasso est mort, Andy Warhol lut dans un magazine qu’il avait réalisé 4000 chefs-d’œuvre au cours de sa vie. « Et bien, je pourrai le faire en un seul jour ! » s’est-il moqué. S’il mit davantage qu’une seule journée pour égaler puis dépasser la production du maître catalan, l’artiste américain y parvint, comme l’on sait, par la sérigraphie. Aujourd’hui, on lui attribue 100.000 œuvres réalisées entre ses débuts et sa mort, en 1987.
Comme si ça n’était pas suffisant, Warhol a accumulé dans les décennies 1960 et 1970 les objets de son quotidien : ses photos, des documents sonores, ses films, ses dessins, ses estampes, des coupures de presse, des billets de concerts, des notes de restaurants, des tickets de caisse, ses factures et des courriers divers. Soit environ 300.000 bribes matérielles de sa vie conservées par lui avec le même soin que pour ses œuvres.
En 1974, à l’occasion du départ de la Factory du quartier new-yorkais d’Union square pour celui de Broadway, il entreprend de consigner ses objets-souvenirs dans des cartons de déménagement. Chaque « boîte » est constituée selon un ensemble cohérent, puis fermée, étiquetée, numérotée et envoyée dans un dépôt. Ce sont huit de ces boîtes ou « Time capsules » qu’a ouvertes pour nous le musée d’Art contemporain de Marseille. Huit, sur 612 assemblées par Warhol de 1974 à 1987.
Manie compulsive ou acte artistique ? Selon Warhol, pour qui tout était œuvre y compris lui-même, il s’agit bien d’un acte artistique qui inscrit l’artiste dans la postérité.
Sur le principe, Warhol n’a rien inventé : l’idée d’adresser un témoignage de son époque aux générations futures est aussi vieille que les premières civilisations humaines. Les capsules de temps font toujours florès ; ainsi du projet Keo (du plasticien et scientifique français Jean-Marc Philippe aujourd’hui décédé) dont la finalité est d’envoyer une capsule dans l’espace contenant des milliards de messages de nos contemporains (chacun de nous peut y souscrire en ligne). Ce satellite sera programmé pour retourner sur terre dans… 50.000 ans.
Pour en revenir à Warhol, tout l’intérêt de ses « Time capsules » réside dans cette découverte posthume de la dimension intime de cette accumulation d’objets, qui apporte un éclairage nouveau sur l’artiste. Warhol aurait-il inventé l’art-réalité ?
Que découvre-t-on dans ces boîtes de carton ? Dans celle numérotée 526 et sur laquelle est inscrit « Objets de 1978 à 1984 », outre 14 estampes en couleurs de Marilyn Monroe datées de 1962 (qu’il reprendra plus largement en 1967) figurent des souvenirs rapportés d’un voyage à Berlin (sans intérêt), le dentier en aluminium qui lui permit de réaliser sa série au polaroïd « False Teeth » (1982-83) et plusieurs entretiens dactylographiés et annotés de la main de Warhol pour son magazine « Interview », dont l’un avec l’écrivain Truman Capote daté de 1978, écrivain auquel il vouait une admiration passionnée depuis 1949.
La capsule n°4 évoque la plus grave des tentatives d’attentat (celui de juin 1968) dont fut victime Andy Warhol au siège même de la Factory. Blessé par plusieurs balles de pistolet qui touchèrent ses organes vitaux (foie, rate, pancréas et artère pulmonaire), donné pour mort à son arrivée aux urgences, il fut réanimé, puis hospitalisé deux mois pendant lesquels il reçut quantité de courrier de soutien des personnalités les plus imminentes de la planète et qui témoignent de la notoriété immense dont il jouissait à cette époque.
Le choix des huit « Time capsules » parmi les 612 existantes a été opéré selon un fil conducteur que les organisateurs ont trouvé dans les chansons de Lou Reed et John Cale écrites à l’occasion d’un concert-hommage posthume intitulé « Songs for Drella » (surnom constitué de « Dracula » et « Cinderella » qui avait été donné à Warhol de son vivant et lui déplaisait tant). Des écrans projetant des extraits du concert sont répartis dans chacune des 6 salles de l’exposition et c’est un bel hommage rendu à Lou Reed, disparu en octobre 2013, et un réel plaisir que de l’entendre chanter de beaux textes très simples évoquant la vie de Warhol. A part cela, le lien avec le contenu des cartons ne saute ni aux yeux ni aux oreilles.
« Ouvrir » les cartons de Warhol produit un effet alternativement déroutant et saisissant. Et fait naître cette impression ambiguë que nous ressentons au déballage d’un carton poussiéreux relégué au grenier d’une maison de famille : celle d’être le découvreur d’un potentiel trésor et qui fait irrémédiablement de nous un voyeur. C’est un peu ce que produit cette exposition. En déballant les cartons de Warhol on est ému et gêné. Emu et gêné comme devant les photos de son intimité avec Jean-Michel Basquiat. Et l’on découvre, un peu surpris, que l’on sait beaucoup de la vie de Warhol ; artiste médiatiquement surexposé, qui avait précisément fait de cette surexposition le fondement même de son œuvre.
Si Warhol, sur son nom seul, peut déplacer les foules (et foule il y avait ce jour-là au Mac de Marseille), on peut toutefois considérer que cette exposition constitue d’abord un matériau d’étude pour les chercheurs et les historiens d’art ; et, mais seulement après, intéresser le grand public. Quelques unes des « Time capsule » avaient déjà été montrées : en 2003 pour une exposition au musée Andy Warhol de Pittsburgh et en 2004 au museum für Moderne Kunst de Francfort. Les « Time capsules » ne sont présentées qu’après un long travail d’authentification. Avec le nombre conséquent d’œuvres déjà attribuées à l’artiste, la particularité d’un art fondé sur la reproduction en série, l’existence de nombreux faux (faciles à réaliser), ce travail est titanesque. Il devrait durer, selon les experts du Warhol museum, plusieurs dizaines d’années avant que chacun des objets conservés dans ces cartons ait pu être étudié (sic). Que Warhol soit rassuré, les générations futures devraient entendre parler de ses capsules de temps.
Lire de toute urgence le livre d’Hector Obalk : « Andy Warhol n’est pas un grand artiste » qui valut à son auteur une ostracisation assez longue des bien-pensants de l’art, heureusement compensée par sa rubrique dans « Elle », merveilleuse rubrique qui me nourrit depuis des années, tout comme celle d’Olivier Cena dans « Télérama »…
Sur « l’attentat » dont a été victime Warhol, il faut rappeler qu’il est l’oeuvre d’une féministe, Valeria Solanas (si j’ai bonne mémoire !) qui reprochait à AW d’avoir perdu le manuscrit (unique, je crois) qu’elle lui avait donné. Le manuscrit n’a été retrouvé qu’après la mort de Warhol et de Valeria (qui connut après la prison une terrible descente aux enfers, entre drogue et prostitution). Votre article explique donc bien ce qui a pu se passer : la pièce a fini au fond d’un de ces cartons. Quand même, c’est dingue que cette pathologie de l’accumulation de Warhol ait failli lui coûter la vie…
Une chose amusante, enfin qui n’amuse que moi… Warhol subventionnait son ami Paul Morrissey pour ses films. En 1973, celui-ci tourna « Du sang pour Dracula » avec Joe Dallessendro et Udo Kier… En début de générique, on peut lire :
Jean-Pierre Rassam
Andy Warhol
Jean Yanne présentent…
Cette association improbable m’a toujours fait rêver… J’avais envie d’écrire quelque chose – manière Le Souper- sur cette rencontre surréaliste entre ces trois « génies ».
Imaginer ce que devrait êre une discussion entre Warhol et Yanne !
Merci pour cet éclairage cher lecteur.
Riche complément effectivement, merci. PHB
Ping : Les ombres d’Andy Warhol planent sur le musée d’Art moderne | Les Soirées de Paris